samedi 4 octobre 2008

"Pour une contre histoire du cinema" Francis Lacassin




Il est si banal de rencontrer des femmes réalisatrices de films qu’on a oublié combien ce phénomène est d’apparition récente. Il date tout au plus des années cinquante : c’est l’avènement de la télévision et le déclin des monopoles cinématographiques qui l’ont rendu commun.

Jusqu’en 1939, les femmes réalisatrices sont dans le monde entier une douzaine. De 1915 à 1925, elles se comptent sur les doigts d’une main. En 1914 elles sont deux. Avant cette date, il n’y en a qu’une : elle est française et s’appelle Alice Guy.



1. A l’aube des temps héroÏques

Décédée en 1968 (à l’âge de quatre-vingt-quinze ans) dans une maison de santé américaine, Alice Guy n’est pas seulement la doyenne des réalisatrices de films. Elle est parmi elles la seule qui ait vu naître le cinéma. Sa carrière, achevée en 1920 aux usa, a pris naissance au xixe siècle à Paris, aux Buttes-Chaumont,, en mars 1896 elle tourne "La fée aux choux", là où elle construisit le premier studio Elge Son œuvre est également la plus prolifique : environ trois cents bandes de vingt à six cent quatre-vingts mètres** jusqu’en 1906 ; plus de soixante-dix films de moyen et long métrage de 1910 à 1920. Elle a fondé et dirigé, ou contribué à la fondation aux usa, de quatre sociétés de production et d’une société de distribution. Elle a défié le trust Edison, bravant son interdiction de produire des films de plus de deux bobines.

Mais il vaut mieux, pour la postérité, être le second ou le troisième plutôt que le premier. Cette carrière en deux tronçons séparés par l’Atlantique — inaugurée dans la période préhistorique et achevée avant que naisse l’histoire du cinéma — a été oubliée ou attribuée à d’autres.

Alice Guy est née à Paris le 1er juillet 1873 au sein d’une famille aisée, bourgeoise mais ruinée à trois reprises, dont une fois par un tremblement de terre. A quatre ans, après un long voyage (le canal de Panama n’existait pas), elle arrive avec sa famille à Santiago du Chili, en repart à six ans et poursuit son éducation à Paris au couvent du Sacré-Cœur. A la mort de son père, décidée à assurer son indépendance, elle apprend la sténodactylographie, spécialité alors assez rare. Sa mère, qui dirige des comités de bienfaisance, y rencontre la famille de Elge, Alice est engagée par celle-ci comme secrétaire.

Les établissements Elge ont succédé en 1885 au Comptoir de photographie. Ils fabriquent des pellicules et appareils, l’invention des frères Lumière les amènera à s’intéresser au cinéma. En 1896, avec la collaboration de l’ingénieur Demeny, Elge a lancé un appareil de format 60 mm. En 1897, avec l il met en vente un appareil de format 35 mm destiné à la prise de vues et projection. Il est suivi en 1898 d’un appareil peu coûteux destiné uniquement à la projection : le "chronophotographe " lancé en grande série auprès des exploitants. A titre accessoire et pour les besoins de la démonstration, Elge a produit jusqu’ici quelques bandes documentaires ou d’actualité. Le succès du nouvel appareil l’oblige à fournir aux acheteurs des films de fiction analogues à ceux de Pathé. Il charge son active secrétaire d’organiser cette nouvelle branche. Faute de moyens et de personnel qualifié, Mlle Alice va régler elle-même le problème.

Dans le jardinet de la maison de son patron enclos dans l’usine*, elle tend quelques toiles de décor peint et avec le concours amusé d’une amie, Yvonne Mugnier-Sérand, elle tourne la Fée aux choux en mars 1896 réédité plus tard sous le titre de Sage-Femme de premièreclasse: c’est, dans l’esprit des cartes postales humoristiques, l’histoire d’une dame qui fait pousser des enfants dans les choux. L’initiative ayant rencontré le succès et l’expérience ayant plu, son auteur va récidiver. Elle en a le loisir : il s’agit de réaliser en tout et pour tout de douze à vingt très courtes bandes par an. Alice Guy affirme avoir débuté avant Méliès. Elle date la Fée aux choux de mars 1896.

Pour les bandes suivantes, Alice Guy s’assure quelques interprètes professionnels. Les seuls qui acceptent de se commettre avec le cinématographe et se contentent des cachets Elge sont des acrobates, des acteurs de café-concert comme Henri Gallet, des chansonniers comme Roullet-Plessis. En quelques grandes circonstances, elle engage des clowns alors célèbres : les O’mer dans la Voiture cellulaire, Déménagement à la cloche de bois, Ballet de singes, la Crinoline et Une noce au lacSaint-Fargeau (1905). Elle aborde tous les genres. Féerie et fantastique : Faust etMéphisto, la Fève enchantée, Lui, la Légende de saint Nicolas, la Fée Printemps (1906, en couleurs). Le comique polisson : les Fredaines de Pierrette, Charmant Frou-Frou, J’ai un hanneton dans mon pantalon ! Le comique à trucs : le Cake-Walk de lapendule, le Fiancé ensorcelé. Des sujets religieux : la Messe de minuit, l’Angélus, le Noël de Pierrot.

Pour le comique, elle utilise parfois un seul acteur. La Première Cigarette(60 m, août 1904) montre en plan assez rapproché les réactions (observées par sa sœur effrayée) d’un garçon qui fume une cigarette dérobée. Ce film a été attribué à tort à Emile Cohl pourtant entré chez Elge après le départ d’Alice Guy. C’est le fait divers et le mélodrame qui vont la conduire vers des métrages de plus en plus importants et à figuration plus étendue. Des Apaches pas veinards (20 m, mars 1903), elle passe à l’Assassinat du courrier de Lyon (122 m, avril 1904), à Rapt d’enfants par lesromanichels (6 tableaux et 225 m, octobre 1904). 1904 est placé par elle sous le signe des enfants ; ils lui inspirent le Baptême de la poupée, les Petits Peintres et surtout les Petits Coupeurs de bois vert, mélodrame charmant de naïveté. Deux enfants, profitant de l’assoupissement de leur mère — malade près d’un feu éteint, dans une pauvre chaumière —, vont ramasser du bois dans la forêt voisine. Poursuivis par les gardes, ils sont rattrapés et conduits devant un juge. Celui-ci, à l’exposé de leur détresse, ne peut retenir une larme et les relâche après avoir glissé une pièce dans la main du plus âgé !

Tous les films produits par Elge jusqu’à l’automne 1907 peuvent lui être attribués, sauf quelques exceptions en 1904 et 1905. C’est en 1904, en effet, qu’elle rencontre avec surprise dans les rues de La Villette, vendant du savon au porte-à-porte, Ferdinand Zecca, bras droit de Charles Pathé et directeur de sa production : une brusque disgrâce l’a conduit à cette extrémité. Détail qui achève d’émouvoir Alice Guy, "ce savon, Zecca le mouillait pour le rendre plus lourd". Elle engage aussitôt son ex-collègue comme régisseur et lui offre asile rue de La Villette. Avant de rentrer en grâce chez Pathé au bout de quelques semaines, Zecca s’est acquitté, en plus de son travail d’assistant à la réalisation, de quelques bandes. En particulier les Méfaits d’une tête de veau, l’un des grands succès du répertoire Elge Ce film a été longtemps attribué à Alice Guy ; c’est pourtant, m’a-t-elle dit, l’un des rares dont elle ne soit pas l’auteur. A l’origine de cette erreur… historique se trouve le témoignage* d’Etienne Arnaud, entré à La Villette deux ans après le tournage de ce film.

Le passage de Zecca lui fait ressentir le désir d’être secondée. Il lui est difficile de suffire à elle seule à une demande accrue. Par ailleurs, elle souhaite se consacrer à des films élaborés et plus longs. Réhabilitation,"scène dramatique", atteint en 1904 le métrage alors considérable de deux cent cinquante mètres. Elle se propose d’adapter sous le titre d’Esmeralda le roman de Victor Hugo Notre-Dame de Paris ; enfin il faut opposer une Vie du Christ à celle que Pathé a mise en circulation. Ces deux superproductions — pour l’époque — sortiront la première en décembre 1905 (290 m), la seconde en janvier 1906 (608 m) ; elles nécessiteront une figuration nombreuse. Surtout la seconde, trois cents figurants… et vingt-cinq décors de bois, réalisés par le décorateur Henri Ménessier. L’ingénieur Decux lui-même a aidé à leur découpage et à leur montage sur châssis, car certains ont été montés en extérieurs dans la forêt de Fontainebleau.

La manipulation de ces trois cents figurants, provenant du fond du panier et peu enclins à se laisser commander par une femme, amène Alice Guy à engager un chef de figuration mi-assistant, mi-régisseur. Son choix se porte sur Victorin Jasset (1862-1913), metteur en scène à l’Hippodrome (aujourd’hui le Gaumont-Palace) de reconstitutions historiques très appréciées : Vercingétorix, Jeanne d’Arc, ainsi que de cavalcades dans les rues de Paris pour la mi-carême. Et c’est ainsi qu’Esmeralda et la Vie du Christseront attribués à tort à Jasset, simple assistant de la réalisatrice. En 1963, celle-ci m’a montré, en le comparant aux photos du film qu’elle avait conservées, le recueil de chromos dont elle s’est inspirée pour le mettre en images ; il s’agit de la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ par James Tissot, éditée à Tours par Alfred Mame.

Jasset assiste encore la réalisatrice pour un tournage opéré dans son pays natal, Descente dans les mines à Fumay. Enfin, il écrira ou mettra en scène lui-même quelques bandes comme l’étrange Rêves d’un fumeur d’opium.

Bien que satisfaite de ses services, Alice Guy ne le retiendra pas. Les parents d’une jeune figurante s’étant plaints à Elge qu’il avait eu pour celle-ci un intérêt extra-professionnel. Après de brefs passages chez divers producteurs, Jasset se fixera chez Eclair peu après sa fondation et en deviendra le directeur artistique, c’est-à-dire directeur de la production. Un nouvel arrivant va éclipser son souvenir, rue de La Villette.

A l’automne 1905, Elge dépose sur le bureau de sa directrice artistique plusieurs scénarios ; ils lui ont été transmis par Michel Coissac*, chef du service des projections de la Maison de la Bonne Presse, par ailleurs éditrice de la Croix et duPèlerin. Leur auteur est un ancien collègue de Coissac à la Bonne Presse : Louis Feuillade. Ces scénarios plaisent à Alice Guy qui convoque leur auteur et lui offre de les mettre en scène lui-même. Feuillade, père de famille depuis peu, hésite, après des années de vache enragée, à abandonner son emploi de secrétaire de rédaction à la Revue mondiale. Pour le remplacer, il avance la candidature d’Etienne Arnaud (1879-1955), lui aussi originaire de l’Hérault ; avec cet ami, il a écrit un drame en un acte et en vers, le Clos, et animé le Toro-Club parisien. Docteur en droit, ancien chansonnier et… chômeur, Arnaud accomplit sa première mise en scène en tournant le premier scénario de Louis Feuillade : Attrapez mon chapeau! sorti en janvier 1906. Il poursuivra sa carrière chez Elge de préférence dans les films "de genre", jusqu’à l’automne 1911. A cette date, il part pour New York où la société Eclair l’a nommé directeur des studios qu’elle vient de construire sur la rive est de l’Hudson River à Fort Lee. Jusqu’en août 1914, il réalisera de nombreux films, parmi lesquels un Robin des Bois. Il ne reviendra au cinéma qu’en 1925 pour des doublages et sous-titrages. Entre-temps il a publié avec Boisyvon un recueil de souvenirs, le Cinéma pour tous.

Feuillade, qui propage le désir d’activité et la bonne humeur, s’entend fort bien avec Alice Guy. Devenu le scénariste attitré de la maison, il lui apporte trois scénarios par semaine jusqu’au jour où — peu de mois après, précise Alice Guy — il sacrifie le journalisme à la mise en scène. Mais sa faculté d’invention est telle qu’il continuera pendant au moins un an à fournir l’argument des films de ses collègues, en particulier Roméo Bosetti, d’abord interprète de la série Roméo, puis réalisateur jusqu’en 1910 de la série Calino (interprète Mégé) continuée ensuite par Jean Durand.

L’essentiel de la production étant assurée par Arnaud, Feuillade, Bosetti et un auteur promu à son tour metteur en scène : J. Roullet-Plessis, Alice Guy peut se consacrer en plus de ses films personnels à un nouveau département de la maison. Alice Guy dès l’origine, croit au film parlant. En 1905, elle utilise un appareil, le "chronophone", qui combine l’enregistrement sonore sur rouleau de cire et l’image filmée. L’essentiel de l’activité d’Alice Guy en 1906 et jusqu’au printemps 1907 consistera à réaliser 160 phonoscenes pour le chronophone. Dépassant rarement une ou deux minutes, ils reproduisent surtout des chanteurs en action ou des tableaux illustrés par des chorals. Après les Ballets de l’Opéra (avec Gaillard et la maîtresse de ballet), les Sœurs Mante danseuses mondaines, elle enregistre la classe de Rose Caron du Conservatoire dans Carmen, Mignon, Manon, les Dragons de Villars, les Cloches de Corneville, Madame Angot, la Vivandière, Fanfan la Tulipe, le Couteau de Théodore Botrel. Elle enregistre à la faveur d’un voyage en Espagne des Danses gitanes. Viendront interpréter leur répertoire devant sa caméra et ses enregistreurs : Mayol, Dranem et Polin.

Elle ne se désintéresse pas pour autant du film muet. En 1906, désireuse de filmer des courses de taureaux à Nîmes, elle décide de profiter des paysages environnants pour adapter des œuvres appartenant à la littérature provençale. Feuillade, en raison de sa connaissance intime de la région et de sa littérature, est adjoint à l’expédition comme scénariste. Alice Guy l’associera même à la réalisation de certains films comme Mireille, lorsque la mise en scène exige des conditions difficiles à assumer par une femme. Lesquelles ? "Par exemple, monter dans un arbre", précise-t-elle. En dépit d’un premier négatif rayé de Mireille, l’expédition qui dure un mois est fructueuse (tous les chefs-d’œuvre de la littérature provençale seront mis au pillage, reconnaît Feuillade), et très cordiale.

L’équipée provençale va, de plus, être déterminante pour l’évolution du cinéma français, du cinéma américain — et tout d’abord pour la vie personnelle d’Alice Guy.

Par exception, elle n’était pas accompagnée de son inséparable opérateur, le "père Anatole" (Anatole Thiberville), indisponible, et qui d’ailleurs n’aimait pas les voyages. (Elle le lui a reproché avec humour dans son Autobiographie d’une pionnière.) Il est remplacé par un jeune Anglais qui a débuté à la succursale de Londres et fait un stage rue de La Villette avant d’être nommé sous-directeur de la succursale de Berlin.

Herbert Blaché-Bolton n’utilisera que sur les actes d’état civil et documents officiels son patronyme en entier. Celui-ci est composé des noms respectifs de ses parents non mariés : un chapelier originaire de Béziers et une comédienne anglaise. Au cours du séjour de l’été 1906 dans le Midi, une idylle s’est nouée entre la réalisatrice et son opérateur stagiaire. Elle se confirme lors d’une inspection réalisée par Alice Guy à Berlin. Ils annoncent leurs fiançailles à la Noël et se marient en mars 1907 à Paris. Leur voyage de noces s’effectuera trois jours plus tard aux Etats-Unis.Elge a ainsi trouvé le moyen de réunir ce couple dont les membres résident dans des capitales différentes. Il charge Herbert Blaché, dont l’anglais est la langue maternelle (et qui parle bien le français, avec un léger accent), de commercialiser le chronophone à partir d’un bureau établi à Cleveland.

Pour remplacer sa principale collaboratrice, Elge pense à un collaborateur de la maison Pathé : en particulier Albert Capellani. Alice Guy l’en dissuade et le convainc qu’il possède au sein de sa propre maison l’homme de la situation : c’est Louis Feuillade. Elge retient le conseil et le futur réalisateur des Vampires lui succédera le 1er avril 1907.



2. Alice au pays des merveilles

Tandis que monte l’étoile de Feuillade, celle des Blaché subit une courbe contraire. Les Américains du Middle West restent désespérément sourds à l’appel du chronophone : les ténors et les chanteurs, même gesticulant sur pellicule, les font bâiller. Un an plus tard, les Blaché rentrent bredouilles à New York où Herbert prend la direction de la succursale locale.

Elle est située dans la périphérie de New York, à l’est de Manhattan, Congress Avenue, dans le quartier de Flushing. A ses portes, commence la campagne : bois sauvages, pièces d’eaux naturelles qui invitent au tournage en extérieurs. Mais, au contraire de Pathé, Elge ne charge pas ses succursales d’organiser une production locale. Celle de New York est constituée (comme les autres) d’une agence de représentation et d’un laboratoire de tirage. A Blaché de montrer les productions Elge aux exploitants américains et d’arracher des commandes. Après quoi, le négatif du film désiré lui est adressé de Paris. Il en tire le nombre de copies nécessaires au marché américain, les sous-titre en anglais et renvoie le négatif rue de La Villette.

On conçoit qu’après deux années passées à mettre au monde une fille et à s’adapter à sa nouvelle vie, l’active Alice Guy ait éprouvé la monotonie d’une existence de mère de famille. Reprise par la nostalgie du métier, elle envisage de mettre en scène à l’intention du public américain des films adaptés à ses goûts et interprétés par des acteurs du pays. Elge se refusant à affronter les risques d’une production locale, et son mari étant lié par un contrat d’exclusivité à la maison des Buttes-Chaumont, elle se résigne à assurer elle-même la production de ses œuvres. Elle dispose d’un débouché potentiel : les clients contactés par son mari pour le compte de Elge

Le 7 septembre 1910, est déposée chez un attorneyde New York la charte de la "Solax Company" dont Alice Blaché est présidente ; le directeur commercial est George A. Magie. Bien que possédant un bureau à Manhattan : 147, Fourth Avenue, au coin de la 14e rue — la société est domiciliée à Flushing, chez Elge Elle en utilisera le laboratoire de tirage et un local pour les tournages en intérieurs. La campagne qui assiège ce faubourg fournira les extérieurs. Alice Guy engage un opérateur, John Haas, qui assurera l’image de la plupart de ses films. De Paris, elle fait venir comme chef décorateur Henri Ménessier, son collaborateur de la Vie de Jésus. Dès le 21 octobre 1910, sous le fronton d’un soleil au zénith adopté pour label, la "Solax Co" entame jusqu’en juin 1914 une production de trois cent vingt-cinq films (drames, comédies, mélodrames, westerns et "scènes militaires", opéras filmés, films documentaires) de tous métrages. Trente-cinq sont réalisés par la présidente, les autres par Edward Warren, principal metteur en scène de la compagnie, et le fidèle Melville, ainsi que par Harry Schenk*. Elle a personnellement mis en scène un film par mois, en moyenne, pendant l’existence de la Solax.

La première réalisation de la société, A Child’s Sacrifice, sortie le 21 octobre, est l’œuvre d’Alice Guy qui semble s’être souvenue du bon vieux temps des PetitsCoupeurs de bois vert. C’est l’histoire d’une petite fille de huit ans (interprétée par Magda Foy, la Solax kid). Son père est ouvrier en grève, sa mère malade, elle va proposer sa poupée à un brocanteur. Voyant sa détresse, il achète le jouet, puis l’offre en cadeau à l’enfant. La fillette ne se bornera pas à apporter un peu d’argent au pauvre foyer. Elle s’interposera lors d’un incident provoqué par la grève et évitera par sa candeur une effusion de sang. Un autre mélodrame à succès d’Alice Guy, FallingLeaves("Quand les feuilles tombent"), sera diffusé en France*. Touchante histoire d’une petite fille qui, croyant retarder la mort de sa grande sœur atteinte de tuberculose, sort la nuit dans le jardin et rattache aux branches les feuilles tombées : le médecin laisse prévoir la mort de la malade à la fin de l’automne.

La réalisatrice se souviendra aussi de ses enregistrements pour le chronophone, elle filmera en 1912 deux opéras, Mignon et Fra Diavolo, l’un et l’autre en trois bobines et accompagnés d’une partition pour orchestre.

Alice Guy ne se désintéresse pas de sujets plus virils. A la faveur d’un séjour dans l’Etat de Washington, elle tourne une série de "scènes militaires" dont la plupart sont en réalité des cow-boys pictures. L’ancienne réalisatrice des Apaches de Paris, du Crimede la rue du Temple donnera aussi à la Solax des films policiers tels que The Rogues ofParis, The Million Dollar Robbery et The Sewer("Dans les égouts de New York"). Le scénariste de ce dernier film est le décorateur Ménessier qui n’hésite pas à creuser tranchées et piscines dans les terrains vagues de Flushing. L’un des attraits du film était l’attaque du héros par d’authentiques rats d’égout entraînés par un spécialiste. La réalisatrice ne ménage ni efforts ni dépenses pour suggérer le réalisme ou obtenir le sensationnel. A la surprise des critiques, encore peu habitués au procédé, en mars 1912, elle fait brûler une voiture dans la cour du studio ("une Duracq seulement âgée de trois ans") pour les besoins d’une histoire criminelle, Mickey’s Pal. La scène fut dirigée par Edward Warren à la demande expresse d’Herbert Blaché, assez inquiet de voir sa femme filmer des incendies, des acrobaties sur les poutres du pont de Brooklyn, utiliser des animaux sauvages ou provoquer des explosions. Il consent à la voir accueillir des tigres dressés sur son plateau dans The Beats of the Jungle ("Toute la jungle") mais il lui interdit absolument l’usage de la dynamite et tourne à sa place des scènes trop périlleuses de The Yellow Traffic.

L’inspiration d’Alice Guy fait encore deux incursions dans le fantastique. Avec Edgar Poe : The Pit and the Pendulum. Avec Balzac : The Shadows of the Moulin Rouge,tous deux tournés en 1913. Dernier souvenir de la période héroïque des établissements Gaumont et de leur comique à trucs, elle introduit, avec la collaboration de l’indispensable Ménessier, une courte séquence de dessin animé dans un mélodrame de 1912, Hotel Honeymoon : la lune se transformait et souriait aux amoureux. Il est possible aussi qu’elle soit l’auteur de In the Year 2000, film satirique montrant les femmes gouvernant la terre, et les hommes devenus leurs subordonnés. Ce serait conforme à son caractère et à son humour en tout cas.

Les étoiles de la Solax "stock" sont dès l’origine Blanche Cornwall et son partenaire Darwin Karr, renforcés en 1913 de Vinnie Burns et Claire Whitney. Parmi le reste de la troupe : Lee Beggs, Mace Greenleaf, Marion Swayne, Billy Quirk, surtout voué au comique et héros de la série Billy.

Au début, Alice Guy ne cherche pas à attirer l’attention sur son cas unique : seule femme metteur en scène du monde. Prudence à l’égard d’un milieu assez conformiste où l’habileté à manier les poncifs est plus appréciée que l’intuition et la sensibilité. Mais lorsqu’ils découvrent son existence, les journalistes corporatifs se montrent pleins d’attention à l’égard de cette Parisienne jolie, accueillante et dont la douceur dans le travail revêt une insoupçonnable énergie. Ravis de l’exotisme qu’elle leur apporte ils publient sa photo. En robe du soir. En tenue de travail : un mégaphone à la main, protégée du soleil par une immense capeline, debout sur un échafaudage en train de diriger Fra Diavolo. Ils rapportent les moindres propos et gestes de celle qu’ils appellent non pas Mrs Blaché, mais — galanterie oblige — "Mme Blaché". Visite-t-elle la prison de Sing-Sing pour se documenter, on la photographie assise sur la fameuse chaise électrique et on la cite : "Les prisons françaises sont plus confortables, surtout celles de Fresnes." (Ciel ! comment le sait-elle ?) On répète que, selon "Mme Blaché", les enfants français dès leur jeune âge témoignent d’un sens inné de la comédie. Mais les Américains, très travailleurs, peuvent les égaler.

Au vrai, la Solax est emportée par le succès. Ses productions plaisent et se vendent bien. Aussi peut-elle annoncer en janvier 1912 qu’elle a acquis un terrain sur l’autre rive de l’Hudson, à Fort Lee, pour y construire un studio moderne, avenue Palisades. Après le studio de Pathé et celui d’Eclair où vient d’arriver Etienne Arnaud, la Solax va contribuer, en septembre 1912, à faire de Fort Lee la capitale du cinéma franco-américain. Le nouveau bâtiment, pourvu d’un grand studio vitré sur la face sud des premier et second étages, est équipé d’un laboratoire pouvant tirer seize mille pieds de pellicule positive par jour. Quelques mois plus tôt, le 3 février, la Solax a organisé avec succès au Weber’s Theater de Broadway sa première grande soirée en présence du tout-cinéma new-yorkais.

De son côté, Herbert Blaché, toujours directeur de la succursale Gaumont, fait preuve d’un égal dynamisme et va contribuer avec efficacité à la commercialisation de la production de sa femme. En mai 1912, provoquant l’éclatement de la "Motion Picture Distributing and Sales Co", il prend la tête d’un groupe d’indépendants décidés à opposer une attitude offensive au trust Edison qui les tient à l’écart lorsqu’il ne les combat pas durement. Blaché fonde une société de distribution, la "Film Supply Co", dont il assume la présidence jusqu’à ce qu’elle se fonde en 1914 dans la "Mutual Company" (celle-ci était, avant de produire les films de Chaplin, une simple compagnie de distribution). Film Supply Co distribuera en plus des productions de la Solax, celles de Thanhouser, Great Northern, Majestic, Comet, Reliance, American Film Co, et des sociétés françaises Elge, Lux, Eclair, Eclair American, Le Film d’art. D’autres scissionnistes plus modérés formeront la "Universal Film Manufacturing Co" qui deviendra plus tard une célèbre société de production.

A peine libéré du contrat le liant à Elge jusqu’en avril 1913, Herbert Blaché fonde et préside la "Blaché American Features Inc." destinée à produire des films de quatre bobines. Leur succès amène la Solax à... suivre

Francis Lacassin



Nous nous permettons de reprendre les mots de Philippe Gindre, l'un des actifs animateurs de la revue Le Codex Atlanticus, qui nous annonçait la disparition de Francis Lacassin le 16 aout 2008.



Francis Lacassin est donc mort à Paris, la semaine dernière, dans la nuit de lundi à mardi.

Difficile d'imaginer à quoi aurait pu ressembler l'édition française au cours de ces quarante dernières années sans lui. Difficile, surtout, de se représenter quel pourrait être en France le statut des littératures de genre et de la BD. Ces genres qu'il a contribué à décloisonner, dont il a encouragé la critique, mais qu'il a aussi et surtout publiés, comme le fantastique et le policier, lui doivent énormément. On pourra lire à ce propos l'article de Patrick Kéchichian paru dans Le Monde du 17 août 2008

Pour nous, Francis Lacassin reste aussi celui qui a permis à l'intégrale des oeuvres de Lovecraft de voir le jour en langue française dans la prestigieuse collection Bouquins. Il avait également publié chez son ami Christian Bourgois, décédé en décembre 2007, un premier volume de correspondance de Lovecraft, copieusement annoté, qui faute d'un lectorat suffisant n'avait hélas jamais été suivi d'un second.
On ne saurait trop conseiller la lecture de ses mémoires parues en 2006 aux éditions du Rocher, Sur les chemins qui marchent, même s'il y parle en définitive plus des autres que de lui-même. Espérons que, comme il en émettait le souhait en conclusion de ses mémoires, il s'entend dire en ce moment même par un Saint-Pierre bibliophile : "Sois le bienvenu. À partir de maintenant tu pourras lire tous les livres que tu voudras. Quelle que soit la langue dans laquelle ils sont écrits, tu les comprendras.»
Cordiales salutations,
Philippe Gindre

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