mardi 2 décembre 2008

HOMMAGE DE LA CINEMATEQUE A FRANCIS LACASSIN PROJECTION ALICE GUY


HOMMAGE A FRANCIS LACASSIN

Du 22 décembre 2008 au 5 janvier 2009

PROGRAMME DE COURTS-METRAGES 3: ALICE GUY ET VICTORIN JASSET
Lundi 5 Janvier 2009 - 17h00 - SALLE GEORGES FRANJU
87’



Chirurgie fin de siècle
d'Alice Guy (France/1900/2'/35mm)
suivi de
Chapellerie et charcuterie
d'Alice Guy (France/1900/0'57/35mm)

suivi de

Guillaume Tell
d'Alice Guy
(France/1900/0'32/35mm)
suivi de
La Petite Magicienne
d'Alice Guy (France/1900/0'52/35mm)
suivi de
Les Chiens savants
d'Alice Guy (France/1902/3'/35mm)
suivi de
Intervention malencontreuse
d'Alice Guy (France/1902/0'51/35mm)
suivi de
Les Malabares, acrobates
d'Alice Guy (France/1902/2'/35mm)
suivi de
Faust et Méphistophélès
d'Alice Guy (France/1903/1'/35mm)
suivi de
Making An American Citizen

d'Alice Guy
(France/1912/12'/35mm)
suivi de
La Fleur empoisonnée de Victorin Jasset
(France/1909 /11'/35mm)
suivi de
Zigomar contre Nick Carter de Victorin
Jasset (France/1912 /50'/35mm)

dimanche 5 octobre 2008

"Au Secours de la Victorine" Lacassin Alice Guy Blache

AU SECOURS DE LA VICTORINE NICE

Un épisode niçois de l’aventure d’Alice Guy par FRANCIS LACASSIN




début de 1922, Alice Guy échoue à Nice comme Robinson Crusoé sur son

Au île ; plus démunie encore ; dépossédée par son naufrage du seul bien lui permettant d’espérer un avenir : son passé.
Un passé garni de référence et garanties professionnelles. Premier cineaste de fiction du monde . Plusieurs centaines de 1896 à 1907 chez Gaumont, rue de la Villette. Quelques trois cent de plus à New York de 1910 à 1920, produits par la Solax, sa propre compagnie et celles fondées avec son mari ou avec divers associés.
Sa séparation avec Herbert Blaché (ils divorceront le 24 mai 1923), la concentration de la production qui écrase les petits producteurs, leur déplacement vers la Californie… La réunion de ces turbulences entraine son naufrage. Après deux ans passés en Californie (1918-1919) sans y trouver du travail, elle retourne à New York où elle tourne ses trois derniers films. Après deux ans d’une nouvelle inactivité à New York, elle se résigne à chercher son salut en Europe. Elle espère reprendre le cours de sa carrière interrompue en 1907 au prix de quelques combats contre l’oubli. Ce sera pire : on ne l’a pas oubliée, personne ne sait qu’elle a existé, à des années lumière du nouveau cinéma français.
Elle ne s’en doute pas quand tous ses espoirs la portent à Nice. Dans cette ville, réside, au château Thorans, sa sœur ainée, Julia. Des quatre sœurs Guy, les deux autres étant Marguerite (décédée en bas âge) et Henriette, elle dispose de la situation sociale la plus aisée. Avant de prendre le voile dans le couvent de Lyon où elle achèvera ses jours, Julia a été la compagne choyée d’un financier corse ; entre autres, planteur de tabac, et intéressé à beaucoup d’autres affaires.
Julia héberge sa sœur et ses deux enfants : Simone (1908-1994) et Réginald (1912-1992) au château de Thorans. Elle leur procure un logement d’urgence, 5 avenue des Ambrois, un autre plus confortable près de la place Garibaldi. Elle installe enfin les naufragés au 44 boulevard Gambetta, dans l’appartement où s’écoulera la majeure partie de leur séjour niçois jusqu’en 1932.
À la présence d’une sœur généreuse et secourable, Nice ajoute l’avantage d’une activité cinématographique générée par les Studios de la Victorine. Créés fin 1919, donc les plus modernes de France… C’est de leur côté qu’Alice Guy va tenter sa réinsertion. Elle écrit dans ses mémoires :
« … Je me rendis alors à Nice où j’avais des amis banquiers ayant des intérêts dans les Studios de la Victorine. Ils me demandèrent de leur donner mon avis sur les installations. Je trouvais l’éclairage médiocre, les décors éloignés demandaient trop de temps pour le transport, enfin, les clients désertaient la Côte d’Azur pour les studios allemands, malgré les avantages de la mer voisine et du bon climat. Pourquoi ? […] Je rencontrais à Londres plusieurs américains que je connaissais et qui s’y étaient installés. Il me revint qu’à la Victorine, ils ne pouvaient obtenir un simple fiacre, un sandwich, un bock sans avoir à payer un surplus à un intermédiaire. Les décors n’étaient jamais prêts au moment voulu. La figuration était souvent exigeante. On employait beaucoup de Russes blancs qui avaient encore une garde-robe décente, mais qui exigeaient des égards. À mon retour, on m’offrit la direction des studios, si je voulais verser une somme importante - hélas, je n’avais plus rien – ou encore la direction de la figuration, à huit cent francs par mois. Je refusais ».
En réalité, Alice Guy a joué un rôle beaucoup plus important qu’elle ne l’écrit. Elle n’a pas donné un avis mais fourni un rapport copieux en deux parties : analyse de la situation et moyens d’y remédier, évaluation de la rentabilité fondée sur une étude de marché réalisée à Paris et à Londres. Il était impossible de le savoir en l’absence de ce document mythique : la rédactrice n’en avait conservé aucune trace, et aucun exemplaire n’a pu être localisé pendant trois quarts de siècle. Jusqu’au jour où Marc Sandberg, petit fils de Serge Sandberg, administrateur délégué de Ciné-Studio (société fondatrice de la Victorine) a retrouvé un exemplaire dans les archives de son grand-père. Je dois à sa gentillesse de pouvoir donner, pour la première fois, une analyse détaillée de ce rapport mythique.
Alice Guy ne cite pas le nom de son ou ses mandants. De plus, aucun banquier ne figure alors parmi les actionnaires de Ciné-Studio. En sacrifiant au comportement cachotier propre au « secret des affaires », elle transforme, malgré elle, une honnête mission d’expertise en une conjuration ténébreuse. Quatre-vingt-cinq ans plus tard, il faut examiner son rapport comme un ancien dossier de police et soulever quelques masques ou faux nez pour identifier le « traitre » Jules Schreter et le « chevalier blanc » Denis Ricaud.
Schreter est commissionnaire en douanes et spécialiste des transports internationaux terrestres et maritimes. Ancien propriétaire des terrains sur lesquels ont été édifiés les studios, il est, après Serge Sandberg – l’actionnaire le plus important de Ciné-Studio, et membre du Conseil d’administration. En 1920, il a participé avec Louis Nalpas à un complot visant à évincer Sandberg de la direction. La manœuvre ayant échoué, il s’est réconcilié avec Sandberg. Cela ne l’oblige pas à partager son optimisme inébranlable quant à l’avenir de la Victorine. Au contraire, il semble à l’affût d’une occasion pour se délester de son paquet d’actions. Il est ravi que Sandberg ait accordé une option d’achat à l’ex-banquier Denis Ricaud mais s’impatiente de son indécision à l’exercer.Le 16 septembre 1920, Charles Pathé a lâché une bombe ravageuse sur l’industrie cinématographique française. Sous prétexte des incertitudes du marché, et dans l’intérêt sacro-saint des actionnaires, Pathé-Cinéma renonce à la production et à la distribution de films. Pour seule activité, il conserve la fabrication de pellicule vierge. Triste fin pantouflarde pour le premier empire cinématographique du monde.
Quelques mois plus tard, sous l’égide de Denis Ricaud, directeur de la Banque Industrielle de Paris, divers investisseurs créent une société destinée à racheter l’activité de distribution de Pathé-Cinéma avec son réseau d’agences et le personnel qui le composent. Elle prend le nom de Pathé-Consortium-Cinéma… Et débarque, à l’automne 1921, son fondateur Denis Ricaud, accusé de manipulations financières pour s’assurer une majorité au détriment des petits actionnaires.
En 1922, Ricaud tente de rebondir à partir des rachats des Studios de la Victorine… Mais il n’a plus les moyens de procéder à leur acquisition. Il se propose de le faire en partenariat avec une société anglaise dont il sera en fait un simple intermédiaire. C’est pour rassurer les éventuels acquéreurs sur la rentabilité de l’affaire que Schreter, pressé de s’en libérer, a commandé à Alice Guy un rapport destiné à ce chevalier blanchâtre. Elle le lui envoie, depuis Nice, le 20 septembre 1922.
Bien que membre du Conseil d’administration de Ciné-Studio, Schreter n’a pas informé Sandberg de ses initiatives. Pour désamorcer sa fureur prévisible, il se décide à lui adresser le 21 octobre 1922, après un mois d’hésitation, une lettre « confidentielle ». « Je vous envoie sous ce pli le rapport qui m’a été remis sur l’affaire Ciné-Studio et vous vous prie de me faire connaître ce que vous en pensez. Veuillez agréer… ».
Usant du « nous de politesse », et feignant d’ignorer que Schreter est à l’origine de ce rapport, Sandberg exprime « les plus expresses réserves à ce sujet car la façon dont cette enquête semble avoir été menée en dehors de notre contrôle et sans que nous ayons été pressentis d’une façon quelconque à créé autour de l’affaire une atmosphère de méfiance et a suscité des réactions pénibles dont nous avons eu les échos et qui sont de nature à gêner considérablement les démarches que la société Ciné-Studio peut avoir à poursuivre ».
« Cette enquête du reste n’aboutit qu’à une seule conclusion : c’est que les moyens actuels mis à la disposition des metteurs en scène à Nice sont peut-être insuffisants. C’est là un résultat qu’il était bien inutile d’aller chercher si loin puisque les travaux en cours et inachevés de la Victorine sont témoins de nos projets et de leur état actuel ».
« En ce qui concerne tous les accessoires, décors, figuration, vie chère, il n’y a là que les conséquences d’un manque de travail régulier et organisé et c’est justement parce que notre société ne se considère peut-être pas actuellement en mesure de pouvoir réaliser le programme qu’elle avait conçu, qu’elle envisage de laisser à d’autres le soin de poursuivre son effort et de profiter largement de ses sacrifices ».
Ensuite, Sandberg cesse de croire à l’innocence de Schreter et le met en cause. Il lui reproche directement : « votre enquête […] d’autant plus incomplète que votre représentant [Alice Guy] semble s’être attaché seulement à chercher s’il était possible de trouver immédiatement de bon locataires ou bien de poursuivre une étude sérieuse et raisonnée de la situation générale d’hier, d’aujourd’hui et de demain. […] Il fallait voir les choses de plus haut et non pas se contenter d’aller tâter la clientèle qui ne peut raisonnablement que chercher tous les moyens de discréditer une affaire afin de s’assurer des conditions plus avantageuses ».
Sandberg se montre doublement injuste envers le « représentant » de Schreter. Alice Guy, ignorante des intrigues de sérail entourant sa mission, n’a pas cherché à court-circuiter Sandberg. Il peut lire dans la deuxième partie du rapport qu’il a sous les yeux : « Sandberg n’a pas pu ou pas voulu me recevoir. Est malade, et ne sera de retour à son bureau que vers la fin de la semaine. Son secrétaire prétend qu’ils n’ont reçu aucune demande de location pour le Ciné-Studio, mais une offre intéressante pour la vente des mêmes. Ils attendent la fin de votre option pour rendre réponse à leur clients » (Ricaud dispose toujours d’une option d’achat qu’il sera bien incapable d’exercer).
Sandberg a grand tort de mépriser les analyses et conclusions de ce rapport digne de la grande professionnelle que fut Alice Guy. Si la première partie constitue un traditionnel état des lieux, la seconde forme ce que nous appellerions aujourd’hui une étude de marché, une technique d’investigation peu pratiquée en 1922.
Le premier volet débute par un bref rappel historique, acquisition, construction fin 1919 – et se poursuit par un tableau minutieux des installations à la date de septembre 1922. Superficie : 60.000 m2 ; deux studios vitrés en exploitation avec loges d’artistes, bureaux pour la production, un atelier-magasin de décors, accessoires et meubles. Un petit studio vitré ; et « une grande plate-forme plein-air avec terrain permettant à volonté la construction de tous décors désirables en maçonnerie, reconstruction de rues, etc. » ; un laboratoire de tirage, une usine électrique fournissant 1.000 ampères. Et « deux studios inachevés de chacun 35 mètres par 15 et par 8 mètres de hauteurs pouvant être convertis « au noir » pour l’usage actuel ». Cet usage actuel est une façon courtoise de dire que les deux studios vitrés en exploitation seraient obsolètes ailleurs qu’à Nice où le climat permet le recours à la lumière solaire.
Elle reconnaît qu’en 1919 « les établissements Ciné-Studio ont été conçus par les fondateurs, à l’instar des studios de Los Angeles, pour donner à la technique cinématographique toute l’ampleur opportunément nécessaire pour satisfaire les exigences des metteurs en scène les plus difficiles […]. Rien ne fut oublié, mais pour diverses raisonsfinancières, le perfectionnement de l’installation qui aurait dû suivre le mouvement ascensionnel rapide de l’Art cinématographique ne put être poursuivi et ce fut un grand malheur. Effectivement, les années se succédèrent pendant lesquelles Ciné-Studio exploita son entreprise avec les seuls moyens dont il disposait, moyens rétrogrades - il faut bien l’avouer ! - et n’étant pas faits pour attirer à Nice les animateurs friands des derniers progrès en la matière ».
Critiques sévères mais émanant d’une professionnelle qui a travaillé de 1910 à 1920 dans des studios américains où le sens de l’organisation et de la précision étaient incomparables avec l’inorganisation et l’improvisation françaises. Et elle a assisté en direct aux innovations techniques cinq ou six ans avant qu’elles ne soient appliquées en Europe.
Constat implacable aussitôt suivi de considérations optimistes quant au redressement de l’entreprise. Elle observe que pour les dix premiers mois de 1921, le compte de profits et pertes des deux studios en exploitation présente un solde créditeur d’environ 400.000 francs. « Etant donnée l’installation incomplète existante, il est permis d’envisager pour l’avenir, avec les améliorations nécessaires, les plus belles espérances ». Elle est étonnée de découvrir que chacun des studios est loué 500 francs par jour (théâtre nu, décors, électricité et laboratoire étant à ajouter), prix très inférieur à ceux pratiqués à Paris (1.000 francs) ou à l’étranger. « Il faut estimer, sans crainte, qu’en achevant et surtout en modernisant l’installation actuelle d’une façon générale, chaque studio pourrait être loué 1.000 et 1.500 francs par jour ».
Elle suggère d’utiliser la publicité pour faire connaître l’établissement aux metteurs en scène américains de plus en plus désireux de travailler en Europe, et de se constituer « rapidement une clientèle des plus enviées ». Une dernière suggestion aurait dû plaire à Serge Sandberg. Alice Guy ignore tout du rêve qu’il a longtemps porté et tenté de matérialiser en entreprenant la construction de la Victorine. Le rêve du grand studio à l’américaine ne se bornant pas à être un simple lieu de tournage, mais un centre de production, ayant sa propre activité créatrice : de la rédaction de scénarios au tirage des copies destinées à l’exploitation, en passant par la fourniture de metteurs en scène, d’artistes, décors, matériels de prise de vues ; et proposant la gamme de ces prestations aux clients extérieurs. Peut-être pense-t-elle à elle-même lorsqu’elle propose « de s’adjoindre un ou deux bons metteurs en scène, lesquels tourneraient presque en permanence et permettraient de conserver sur place un noyau de spécialistes indispensables à l’entreprise et, partant de cette idée, l’édition effectuée par la maison même, de ses propres films, mérite une étude approfondie ».
Avec la belle énergie qu’a dynamisé sa carrière, Alice Guy conclut : « Pour arriver à ces fins, il est nécessaire de ne plus perdre de temps, et le groupement étant constitué, faire appel à des compétences en la matière pour instaurer sans tergiversations le progrès indispensable ».
La deuxième partie du rapport constitue une mine d’informations sur l’état de la production en France et en Angleterre en septembre 1922. Sous prétexte de « tâter la clientèle », Alice Guy a rencontré du 7 au 18 septembre tous les acteurs considérables (français, ou étrangers installés à Paris) intervenant sur le marché français, à l’exception des petits indépendants accouchant d’un film de loin en loin ou disparaissant, épuisés, par la mise au monde du premier. Lors de son second séjour à Paris, elle se voit priée par Ricaud de « tâter » l’un d’entre eux qu’elle avait omis de rencontrer lors de son premier séjour.
« Le lundi 18. Trouvé votre lettre chez Schreter. Visité Mr Lévy-Chapuis dont l’adresse actuelle est 45 rue Lafayette. Mr Lévy-Chapuis est tout à fait en faveur de la combinaison Ciné-Studio. Il prétend, avec du temps, pouvoir obtenir des locations qu’entretiendrait l’affaire. Le local où Mr Lévy-Chapuis m’a reçue, n’indique pas un capital répondant à ses affirmations. D’autre part, renseignement pris, Mr Lévy-Chapuis vient de s’associer avec la combinaison Louchet-Ghourack, groupe dont la réputation est loin d’être favorable sur les marchés parisiens ».
Précisons pour le lecteur d’aujourd’hui, incapable de déchiffrer les sous-entendus d’Alice Guy, qu’Edouard Louchet, courtier en publicité, avait été, en 1918, à l’origine de la création de l’hebdomadaire La Cinématographie française. Il lui avait adjoint une affaire de vente et d’installation de fauteuils de cinéma, de matériels de prises de vues et envisageait d’aborder la location de films… Concurrençant ainsi divers annonceurs du journal. C’est du moins le motif pour le démettre, avancé par ses associés effrayés par sa boulimie dévoreuse de finances.
Au total, Alice Guy rencontrera à Paris douze intervenants significatifs et treize à Londres. Elle livre au passage quelques révélations : « Mr Gaumont a été lui-même sur l’affaire Ciné-Studio ; il s’en est désintéressé à cause de la somme qu’il prévoyait nécessaire à la finition du studio et à l’organisation du matériel nécessaire. Toutefois, il me dit avoir assez fréquemment des demandes de location de son propre studio à Nice [2 chemin de Carras] auxquelles il ne peut répondre favorablement, le studio étant déjà occupé par ses propres directeurs. En cas de demandes similaires, Mr Gaumont serait disposé à nous les faire parvenir ».
Parmi les intervenants hostiles, le très influent Louis Aubert ; distributeur, exploitant de salles, commanditaire apprécié, ex-associé de Sandberg lors du rachat de la société Éclair. Il a crée à Vienne le Sacha Studio et ne veut travailler avec aucun autre.
Germaine Dulac vient de quitter Paris pour préparer, dans un studio allemand, sa prochaine production. Elle a gardé un souvenir excécrable des films qu’elle a tournés en 1919-1920 à la Victorine, alors dirigée par Louis Nalpas. Selon son représentant Mr de Ratisbonne, « ses films dont le prix de revient avait été fixé à 100.000 francs sont revenus à 250.000 francs par suite de la mauvaise organisation, de la pauvreté de l’éclairage et des délais subis pour la fourniture du mobilier, déjeuners d’artistes, etc. ».
À la succursale parisienne d’Universal, Alice Guy a la chance de saisir au passage le grand patron, Carl Laemmle. Elle a été en rapport avec lui à New York au temps de la Solax. Elle tente en vain de lui vanter les avantages de Ciné-Studio. « Il est absolument opposé à la fabrication de films en France, où les prix de revient, dit-il, sont excessifs. Mr Laemmle travaille actuellement à Vienne et considère [prend en considération] les studios italiens où la main d’œuvre est beaucoup plus réduite ».
Aucun espoir non plus du côté de la succursale française de Famous Players. Selon son directeur, Osso : « la compagnie a cessé complètement la fabrication directe de films. Ils font des contrats avec certains directeurs [metteurs en scène], et ne prennent leurs bandes qu’à condition qu’elles remplissent leurs desiderata. C’est donc au directeur lui-même qu’il faut s’adresser ».
Osso renvoie sa visiteuse à Marcel L’Herbier, le producteur de leurs deux prochains films. Rien à attendre de lui dans l’immédiat : « Il travaille avec des étoiles que leurs contrats attachent à Paris pour toute la durée [de tournage] des bandes, sauf quelques extérieurs qu’ils doivent prendre en Pologne pour l’une, en Autriche pour l’autre ».
Parmi les personnes dont elle n’a pu recueillir le point de vue : Jourjon, directeur d’Éclair, absent de Paris ; René Navarre, ex-directeur des Cinéromans, mais il abandonne la production pour reprendre sa carrière d’acteur ; Jean Sapène, nouveau patron des Cinéromans, visible seulement sur rendez-vous sollicité longtemps à l’avance. Mais il est lié par un accord de production avec Pathé-Consortium Cinéma dont le directeur de la fabrication de film des films n’est autre que Louis Nalpas, co-fondateur et ex-directeur des Studios de la Victorine. Alice Guy, ignorante de ses mauvais rapports avec l’autre co-fondateur Sandberg, laisse à Denis Ricaud (ex-patron de Pathé-Consortium) le soin de convaincre Nalpas d’utiliser les studios niçois. « Toutefois, Mr Nalpas se plaint que son séjour à Nice [1918-1920] lui a été extrêmement défavorable parce qu’il l’a éloigné de son centre d’affaire et fait perdre contact avec les autres membres de la corporation ».
L’étude du marché parisien se conclut par une constatation perspicace : « … la seule organisation réellement capable d’employer les studios de façon régulière est Pathé-Consortium, directeur actuel : Mr Mège, 67 rue du Faubourg Saint Martin ». En association avec la Société des Cinéromans, Pathé-Consortium sera le seul pôle de production à exercer, de 1922 à 1929, une activité régulière et inégalée. Au total : 83 films dont 27 serials en épisodes. Pour assurer un tel rythme de production, il faut disposer d’un studio et de plusieurs plateaux à plein temps. Jean Sapène l’a bien compris, mais au lieu d’utiliser la Victorine, il préfère racheter et moderniser les Studios Lévinsky à Joinville-le-pont.Nul n’est prophète en son pays. L’Angleterre va offrir de meilleures perspectives à l’activité de la Victorine. À Londres, Alice Guy est en terrain connu. Elle pratique l’anglais et connaît pour les avoir fréquentés à New York, les américains et certains anglais qui œuvrent sur le marché local. Elle connaît depuis le temps où elle dirigeait la production Gaumont, le colonel Bromhead, ancien directeur et désormais propriétaire de Gaumont British.
Les réactions défavorables émanent de British and Colonial. Les prix pratiqués à Nice sont jugés excessifs, moins séduisants que les offres des studios viennois ou italiens, comme Ambrosio. Toutefois, ils demandent confirmation et photographies si possibles ». Chez Clark and Smith (où l’on partage les critiques de Germaine Dulac), on vient de construire un studio, il est hors de question d’utiliser ceux de la concurrence. Réaction identique chez Astra, compagnie associée à Clark and Smith.
Accueil plus ouvert chez Idéal Film où l’on demande des conditions détaillées, des plans et photographies, et d’être informé sur les possibilités de logement à Nice. Chez Welsh and Pearson, on lui répond : « Mr Welsh n’est pas ennemi d’un séjour à Nice. Il doit prochainement venir à Marseille et visiter nos studios. Si les conditions lui conviennent, il se pourrait qu’il fasse un arrangement pour y passer trois ou quatre mois ». Stoll Film, « ce groupe est l’un des plus intéressants de Londres, […] demande lui aussi confirmation de nos conditions ». Walter West, du studio de Kew Bridge « demande également confirmation de nos conditions et photographies si possible ».
Puis viennent les vénérables ancêtres Pathé et Gaumont, essoufflés et dépassés. Pathé Ltd, rachetée par Lord Beaverbroock, a cessé toute production et se borne à distribuer les films des autres. « Mr Smith, un ami de longue date, qui dirige l’affaire […] nous recommanderait chaudement aux directeurs en quête de studios. Mr Smith père habite une partie de l’année avenue de la Lanterne à Nice, et connaît bien le studio ».
Accueil très amical, encore chez Gaumont British dont l’activité se réduit à la distribution. Son patron, Bromhead, « a souvent des demandes de location pour le studio Gaumont à Nice […] déjà occupé par les directeurs de Gaumont. Il se fera un plaisir de m’adresser ces demandes ».
Après ce concert de déclarations favorables ou intéressées, que faut-il penser de la fausse note émise par Mr Prieur importateur de films ? (il a introduit ceux de la Solax à Londres et à Paris avant 1914). « Il ne croit pas que le marché anglais offrirait des ressources suffisantes pour couvrir les frais occasionnés par Ciné-Studio ».
Alice Guy croit au contraire à une rentabilité très possible de l’affaire. « … À condition que nous puissions lui consacrer un capital assez fort, et à une publicité bien faite. […] L’opinion générale est que la fabrication dans le Ciné-Studio actuel est très coûteuse, l’éclairage étant défectueux, les décors en nombre restreint, les communications difficiles, les frais de séjour et d’hôtel à Nice très élevés, la figuration d’un prix presque inabordable. Pour remonter ce courant d’opinion, il faudrait persuader les gens que la nouvelle organisation est à même de remédier à tous ces inconvénients, faire une publicité de longue haleine, avoir un représentant à demeure à Paris et à Londres et être disposé à supporter les frais généraux pendant une période assez longue, sans espoir de retour immédiat.
« À vous, Messieurs, de décider si l’opération est faisable ou non ».
Avant de quitter Londres, Alice Guy a pris l’initiative de laisser de la documentation à un agent qu’on lui a recommandé, Miss Graves ; dans l’attente d’une confirmation de sa mission. Elle doit l’attendre encore.
En vérité, à Paris comme à Nice, on est intoxiqué par le mythe de la supériorité française, il dispense de tout effort d’adaptation. Que sera sera, that will be, will be… Un exemple de ce narcissisme anesthésiant est fourni par Serge Sandberg dans la lettre de remontrances à Schreter. Il reproche au rapport d’analyser la situation du cinéma français telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être. Il lui reproche d’avoir vu les choses d’en bas au lieu d’en haut. « … Hier la France était le pays producteur qui inondait le monde entier de ses films. Aujourd’hui, elle est au contraire envahie par les productions étrangères contre lesquelles on vient d’élever des barrières fiscales qui vont permettre demain aux producteurs français de recommencer à travailler à pleins bras. C’est cette période seule qui est intéressante et qu’une affaire financière doit envisager ».
« La France manque de studios, de facilités de travail, elle a besoin de s’assurer une production ininterrompue, et c’est Nice seule qui peut satisfaire à toutes ses nécessités ». Le jour où Serge Sandberg formulait ce credo optimiste, le ciel ne l’a pas entendu. Dieu avait décroché son téléphone, pour parler comme Arthur Koestler.
Le rapport d’Alice Guy n’a pas été sans incidence sur l’avenir des Studios de la Victorine. Après un an de discussions et d’expertises, la société anglaise B.M.F. Syndicate Ltd représentée par le capitaine Harry Lambart, se passera de Denis Ricaud et de son option d’achat émoussée. Elle prend en location globale l’ensemble des installations à compter du 1er octobre 1923. Location consentie pour un loyer annuel de 250.000 francs, et à condition de poursuivre et achever les deux studios en cours, et de compléter l’installation de distribution électrique.
En 1925, les anglais cèderont la place à l’américain Rex Ingram. Il occupera les lieux jusqu’en 1928, date où la Victorine est vendue par Serge Sandberg à un jeune homme originaire de Menton : Edouard Corniglion-Molinier. Il produira, entre autres, Drôle de drame de Marcel Carné et Espoir d’André Malraux.
Alice Guy aura eu l’amère consolation de voir plusieurs de ses suggestions prises en compte. L’espoir, déçu, de diriger la Victorine, marque la fin de ses tentatives pour se réinsérer dans le monde ducinéma. Une autre voie s’offre à elle avec la restructuration immobilière qu’affecte le bas du boulevard Gambetta et la Promenade des Anglais. Plusieurs immeubles ultra modernes offrent au rez-de-chaussée la possibilité d’acquérir des murs de boutiques propres à tous les commerces répondant à l’attrait touristique du quartier. Avec l’aide sa sœur Julia, Alice Guy acquiert les murs d’un local où elle compte exploiter une boutique d’antiquités et de curiosités. Les acquéreurs ne tardent pas à s’apercevoir que le constructeur du Forum – tel est le nom pompeux donné à cet ensemble – est un escroc. Il a vendu plusieurs fois à des acquéreurs successifs le même local. Selon la loi, le tribunal en attribue la propriété au premier acheteur, les suivants – c’est le cas d’Alice Guy – étant sans droits ni titres.
Après ce nouveau coup du sort qui engloutit ses dernières liquidités, elle se résigne à ne plus mener aucune vie active, enfermée dans un personnage de mère au foyer. Elle compense l’irrégularité de sa pension alimentaire par la vente de fourrures et bijoux acquis au temps de la Solax. Sa fille aînée Simone, en âge de travailler est employée dans une banque ; elle le restera jusqu’à leur départ de Nice en 1932. Réginald est éleve au Lycée Massena ; il y obtient le baccalauréat et se révèle un champion d’escrime. Il a une liaison avec une jeune femme, Valérie Piquemal, qui exploite au Forum une teinturerie « Vite et Bien ».
Apprenant qu’il va être père, Alice Guy impose un mariage immédiat. Il sera célébré en avril 1932. Leur fille Régine sera prise en charge par la famille de sa mère. Elle effectue ses études à Nice au collège Blanche de Castille. Elle rencontrera pour la première fois sa grand-mère Alice en 1945 en passant avec elle ses vacances à Berne, en Suisse, où elle réside.
La vie conjugale de Réginald sera brève ; les époux divorceront en 1951 ; mais ils ne vivaient plus ensemble depuis 1931. À cette date, Réginald est installé à Paris où il a décidé d’entreprendre une carrière dans le cinéma en qualité d’ingénieur du son. Par lettre du 4 novembre 1931, sa mère remercie Léon Gaumont de lui avoir procuré un emploi au Laboratoire Clément Maurice. Il est sous les ordres de Quittard, un ancien camarade d’Alice, rue de la Villette, avant 1907.
C’est sans douter pour veiller sur Réginald que sa mère et sa sœur quittent Nice pour Paris. En 1932, ils habitent d’abord 19 rue de l’Atlas, 19ème, puis de 1937 à 1941, 33 rue Vineuse, 16ème.
Bilingue et de nationalité américaine, Simone Blaché trouve sans difficulté un emploi de secrétaire de publicité à United Artists. Elle occupe le même emploi à la Fox de 1936 à 1940. À cette époque, semble-t-il, sa mère obtient des travaux de traductions.
Réginald, à l’origine de la venue à Paris de sa mère et de sa sœur, ne partage pas longtemps leur vie. Le 25 septembre 1933, Alice Guy annonce la mort de sa mère survenue deux mois plus tôt à Léon Gaumont ; et le départ de Réginald pour la Californie. Désespérant de trouver du travail dans le cinéma, il a obtenu des services consulaires américains sonrapatriement. On l’a embarqué le 10 septembre sur le Majestic. Il travaille quelque temps avec son père mais ne s’entend pas avec sa deuxième épouse. En 1942, il fait partie des troupes américaines qui débarquent en Afrique du Nord puis en Italie. Il ressortira indemne des durs combats de Monte Cassino contre l’armée allemande. Sa mère et sa sœur ne le reverront qu’en 1947. Entre temps, il s’est remarié avec Roberta Chaning. Ils auront une fille, Adrienne. Mais son divorce avec Valérie Piquemal ne sera prononcé qu’en… 1951 !
Alice Guy, la mère de Reginald, elle aussi, a connu de nouvelles aventures. À 66 ans, elle a entamé une carrière d’écrivain. Elle le doit à une dame rencontrée en 1939 au cours d’une cure thermale : Josanne Brézols, directrice littéraire de la Société Parisienne d’Edition. Un véritable empire de presse entre 1905 et 1940. Son immeuble du 43 rue de Dunkerque, 10ème, abrite plusieurs collections de romans en fascicules ; le vénérable Almanach Vermot ; deux mensuels (Sciences et voyages, Le Système D) ; six hebdomadaires pour enfants (Le Petit illustré, L’Epatant, Cri-cri, L’As, Junior, Fillette) ; un tri-hebdomadaire, Le Film complet, dont chaque numéro contient le récit illustré d’un film récent ; deux hebdomadaires féminins (La Mode du jour, Les Dimanches de la femme) ; deux collections recueillant les aventures des Pieds Nickelés et de Bibi Fricotin.
Alice Guy franchit les portes de cet empire le 18 mai 1939 dans La Mode du jour (Les Invités de 9 h, « nouvelle traduite par Alice Guy ») ; le 28 mai dans Les Dimanches de la femme (La Bassine de confiture, conte par Antoine Guy). Pseudonyme réservé par la suite à ses adaptations romancées pour Le Film complet ; la première, M. tout le monde parait le 7 novembre 1939. Elle utilise encore la signature Aline Blaché pour Heures d’angoisse, dans La Mode du jour du 17 décembre 1939. Elle collabore aussi à Fillette (La Roulée, histoire d’une pomme) et même à une publication rivale : La Semaine de Suzette (Line et Bamboula).
Depuis mai 1939, elle a fourni aux divers périodiques de la Société Parisienne d’Edition, une trentaine de contributions dont la dernière (Ma plus grande frayeur) parait le 29 juin 1941 dans Les Dimanches de la femme. À cette date, elle n’habite plus à Paris. La Société Parisienne d’Edition va d’ailleurs suspendre ses activités avant d’être « aryanisée », une fois accomplie la spoliation de ses propriétaires juifs. Après un premier coup du sort : le naufrage américain ; un second : l’escroquerie du Forum ; c’est la deuxième Guerre Mondiale qui l’empêche de rebondir dans une carrière d’écrivain.
Au début de juin 1940, à l’approche des armées allemandes, la Fox et son personnel se replient à Bordeaux. Simone Blaché préfère rester à Paris auprès de sa mère. Elle occupe, en juillet et août, un emploi de téléphoniste à Time et Life. Sa nationalité américaine et ses qualités bilingues lui permettent d’être engagée en septembre par l’ambassade américaine de Paris. D’abord au service des intérêts britanniques, l’ambassade anglaise ayant fermée ses portes à l’entrée des troupesallemandes. En février 1941, elle devient secrétaire de l’attaché commercial américain au moment où l’ambassade se déplace à Vichy, auprès du gouvernement du maréchal Pétain. Les dames Blaché logent à l’Hôtel Winsor, 34 rue Polignat, pendant les dix mois suivants.
À la Noël 1941, Simone est transférée à Berne où elle résidera avec sa mère jusqu’en 1947. Inséparables désormais dans tous les futurs déplacements liés aux promotions ou affectations de Simone. Elles sont ravies de retrouver la capitale française de 1947 à 1952. Mais, en 1947, en raison des destructions de la guerre, il est à peu près impossible de se loger à Paris. Chez des amis qui les hébergent, elles font la connaissance de Jean Matthyssens, ami et collaborateur de Marcel Pagnol ; il l’a fait nommer Directeur Administratif de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques). Séduit par la discrétion des dames Blanché, puis par la révélation du rôle historique d’Alice, Matthyssens les installe chez son grand-père, 5 rue Récamier. Quelques mois plus tard, il leur procure un logement plus personnel, rue de Clichy, près du théâtre de l’Œuvre.
« Là, le mur de sa petite salle à manger était commun avec la scène du théâtre et on entendait les cris des acteurs et les applaudissements du public. Alice Guy trouvait cela très drôle, sa fille un peu moins ».
Dans cet appartement très… parisien, elle reçoit la visite de Marcel Pagnol. Il en gardait un souvenir émerveillé des années plus tard. Et c’est à lui, à Roger-Ferdinand, Président de la SACD, et à Carlo Rim, qu’Alice Guy doit sa légion d’honneur. Hommage tardif à ses mérites oubliés, mais elle en était très fière. Les lettres que je possède d’elle portent, après sa signature, la mention « chevalier de la légion d’honneur ».
En 1952, après trente ans d’absence : retour en Amérique. Simone est affectée jusqu’en 1954, à Washington. De 1954 à 1958, à nouveau à Paris où elles logent à l’Hôtel des deux Mondes, 22 avenue de l’Opéra. Dernière affectation de Simone : l’ambassade américaine à Bruxelles, jusqu’en 1964.
Dans leur appartement de l’avenue de Tervueren, j’ai pu admirer, en 1963, les documents utilisés pour le tournage de sa Vie du Christ, une des premières superproductions du cinéma français en 1906. Dans toutes ses pérégrinations et péripéties, de Paris à New York, en passant par Los Angeles, Nice, Paris, Vichy, Berne, Washington, Bruxelles, l’ex-directrice de la production Gaumont ne s’est jamais séparée de la Grande Bible de Tours, imprimée dans cette ville par Mâme, et illustrée à pleine page par James Tissot. En comparant des photographies du film aux compositions correspondantes de Tissot, elle m’a démontré l’authenticité minutieuse de sa transposition. Avant le tournage – m’a-t-elle précisé – elle avait « pris conseil de deux pères jésuites revenant de Terre Sainte ».
Un an après notre entrevue, malade et désireuse de se rapprocher de son fils, elle s’installe avec Simone au New Jersey. C’est là qu’elles’éteindra, le 24 mars 1968, à quelques kilomètres de Fort Lee où elle avait construit en 1911 le studio de sa première compagnie, la Solax.


Alice Guy, Autobiographie d’une pionnière du cinéma, Denoël, 1975.
Américanisme. Alice Guy traduit littéralement le mot director dont l’équivalent en français est « metteur en scène ».

Jean Matthyssens, « Notre mémoire » ; La Revue de la SACD n°8, 2ème trimestre 1985.

samedi 4 octobre 2008

"Pour une contre histoire du cinema" Francis Lacassin




Il est si banal de rencontrer des femmes réalisatrices de films qu’on a oublié combien ce phénomène est d’apparition récente. Il date tout au plus des années cinquante : c’est l’avènement de la télévision et le déclin des monopoles cinématographiques qui l’ont rendu commun.

Jusqu’en 1939, les femmes réalisatrices sont dans le monde entier une douzaine. De 1915 à 1925, elles se comptent sur les doigts d’une main. En 1914 elles sont deux. Avant cette date, il n’y en a qu’une : elle est française et s’appelle Alice Guy.



1. A l’aube des temps héroÏques

Décédée en 1968 (à l’âge de quatre-vingt-quinze ans) dans une maison de santé américaine, Alice Guy n’est pas seulement la doyenne des réalisatrices de films. Elle est parmi elles la seule qui ait vu naître le cinéma. Sa carrière, achevée en 1920 aux usa, a pris naissance au xixe siècle à Paris, aux Buttes-Chaumont,, en mars 1896 elle tourne "La fée aux choux", là où elle construisit le premier studio Elge Son œuvre est également la plus prolifique : environ trois cents bandes de vingt à six cent quatre-vingts mètres** jusqu’en 1906 ; plus de soixante-dix films de moyen et long métrage de 1910 à 1920. Elle a fondé et dirigé, ou contribué à la fondation aux usa, de quatre sociétés de production et d’une société de distribution. Elle a défié le trust Edison, bravant son interdiction de produire des films de plus de deux bobines.

Mais il vaut mieux, pour la postérité, être le second ou le troisième plutôt que le premier. Cette carrière en deux tronçons séparés par l’Atlantique — inaugurée dans la période préhistorique et achevée avant que naisse l’histoire du cinéma — a été oubliée ou attribuée à d’autres.

Alice Guy est née à Paris le 1er juillet 1873 au sein d’une famille aisée, bourgeoise mais ruinée à trois reprises, dont une fois par un tremblement de terre. A quatre ans, après un long voyage (le canal de Panama n’existait pas), elle arrive avec sa famille à Santiago du Chili, en repart à six ans et poursuit son éducation à Paris au couvent du Sacré-Cœur. A la mort de son père, décidée à assurer son indépendance, elle apprend la sténodactylographie, spécialité alors assez rare. Sa mère, qui dirige des comités de bienfaisance, y rencontre la famille de Elge, Alice est engagée par celle-ci comme secrétaire.

Les établissements Elge ont succédé en 1885 au Comptoir de photographie. Ils fabriquent des pellicules et appareils, l’invention des frères Lumière les amènera à s’intéresser au cinéma. En 1896, avec la collaboration de l’ingénieur Demeny, Elge a lancé un appareil de format 60 mm. En 1897, avec l il met en vente un appareil de format 35 mm destiné à la prise de vues et projection. Il est suivi en 1898 d’un appareil peu coûteux destiné uniquement à la projection : le "chronophotographe " lancé en grande série auprès des exploitants. A titre accessoire et pour les besoins de la démonstration, Elge a produit jusqu’ici quelques bandes documentaires ou d’actualité. Le succès du nouvel appareil l’oblige à fournir aux acheteurs des films de fiction analogues à ceux de Pathé. Il charge son active secrétaire d’organiser cette nouvelle branche. Faute de moyens et de personnel qualifié, Mlle Alice va régler elle-même le problème.

Dans le jardinet de la maison de son patron enclos dans l’usine*, elle tend quelques toiles de décor peint et avec le concours amusé d’une amie, Yvonne Mugnier-Sérand, elle tourne la Fée aux choux en mars 1896 réédité plus tard sous le titre de Sage-Femme de premièreclasse: c’est, dans l’esprit des cartes postales humoristiques, l’histoire d’une dame qui fait pousser des enfants dans les choux. L’initiative ayant rencontré le succès et l’expérience ayant plu, son auteur va récidiver. Elle en a le loisir : il s’agit de réaliser en tout et pour tout de douze à vingt très courtes bandes par an. Alice Guy affirme avoir débuté avant Méliès. Elle date la Fée aux choux de mars 1896.

Pour les bandes suivantes, Alice Guy s’assure quelques interprètes professionnels. Les seuls qui acceptent de se commettre avec le cinématographe et se contentent des cachets Elge sont des acrobates, des acteurs de café-concert comme Henri Gallet, des chansonniers comme Roullet-Plessis. En quelques grandes circonstances, elle engage des clowns alors célèbres : les O’mer dans la Voiture cellulaire, Déménagement à la cloche de bois, Ballet de singes, la Crinoline et Une noce au lacSaint-Fargeau (1905). Elle aborde tous les genres. Féerie et fantastique : Faust etMéphisto, la Fève enchantée, Lui, la Légende de saint Nicolas, la Fée Printemps (1906, en couleurs). Le comique polisson : les Fredaines de Pierrette, Charmant Frou-Frou, J’ai un hanneton dans mon pantalon ! Le comique à trucs : le Cake-Walk de lapendule, le Fiancé ensorcelé. Des sujets religieux : la Messe de minuit, l’Angélus, le Noël de Pierrot.

Pour le comique, elle utilise parfois un seul acteur. La Première Cigarette(60 m, août 1904) montre en plan assez rapproché les réactions (observées par sa sœur effrayée) d’un garçon qui fume une cigarette dérobée. Ce film a été attribué à tort à Emile Cohl pourtant entré chez Elge après le départ d’Alice Guy. C’est le fait divers et le mélodrame qui vont la conduire vers des métrages de plus en plus importants et à figuration plus étendue. Des Apaches pas veinards (20 m, mars 1903), elle passe à l’Assassinat du courrier de Lyon (122 m, avril 1904), à Rapt d’enfants par lesromanichels (6 tableaux et 225 m, octobre 1904). 1904 est placé par elle sous le signe des enfants ; ils lui inspirent le Baptême de la poupée, les Petits Peintres et surtout les Petits Coupeurs de bois vert, mélodrame charmant de naïveté. Deux enfants, profitant de l’assoupissement de leur mère — malade près d’un feu éteint, dans une pauvre chaumière —, vont ramasser du bois dans la forêt voisine. Poursuivis par les gardes, ils sont rattrapés et conduits devant un juge. Celui-ci, à l’exposé de leur détresse, ne peut retenir une larme et les relâche après avoir glissé une pièce dans la main du plus âgé !

Tous les films produits par Elge jusqu’à l’automne 1907 peuvent lui être attribués, sauf quelques exceptions en 1904 et 1905. C’est en 1904, en effet, qu’elle rencontre avec surprise dans les rues de La Villette, vendant du savon au porte-à-porte, Ferdinand Zecca, bras droit de Charles Pathé et directeur de sa production : une brusque disgrâce l’a conduit à cette extrémité. Détail qui achève d’émouvoir Alice Guy, "ce savon, Zecca le mouillait pour le rendre plus lourd". Elle engage aussitôt son ex-collègue comme régisseur et lui offre asile rue de La Villette. Avant de rentrer en grâce chez Pathé au bout de quelques semaines, Zecca s’est acquitté, en plus de son travail d’assistant à la réalisation, de quelques bandes. En particulier les Méfaits d’une tête de veau, l’un des grands succès du répertoire Elge Ce film a été longtemps attribué à Alice Guy ; c’est pourtant, m’a-t-elle dit, l’un des rares dont elle ne soit pas l’auteur. A l’origine de cette erreur… historique se trouve le témoignage* d’Etienne Arnaud, entré à La Villette deux ans après le tournage de ce film.

Le passage de Zecca lui fait ressentir le désir d’être secondée. Il lui est difficile de suffire à elle seule à une demande accrue. Par ailleurs, elle souhaite se consacrer à des films élaborés et plus longs. Réhabilitation,"scène dramatique", atteint en 1904 le métrage alors considérable de deux cent cinquante mètres. Elle se propose d’adapter sous le titre d’Esmeralda le roman de Victor Hugo Notre-Dame de Paris ; enfin il faut opposer une Vie du Christ à celle que Pathé a mise en circulation. Ces deux superproductions — pour l’époque — sortiront la première en décembre 1905 (290 m), la seconde en janvier 1906 (608 m) ; elles nécessiteront une figuration nombreuse. Surtout la seconde, trois cents figurants… et vingt-cinq décors de bois, réalisés par le décorateur Henri Ménessier. L’ingénieur Decux lui-même a aidé à leur découpage et à leur montage sur châssis, car certains ont été montés en extérieurs dans la forêt de Fontainebleau.

La manipulation de ces trois cents figurants, provenant du fond du panier et peu enclins à se laisser commander par une femme, amène Alice Guy à engager un chef de figuration mi-assistant, mi-régisseur. Son choix se porte sur Victorin Jasset (1862-1913), metteur en scène à l’Hippodrome (aujourd’hui le Gaumont-Palace) de reconstitutions historiques très appréciées : Vercingétorix, Jeanne d’Arc, ainsi que de cavalcades dans les rues de Paris pour la mi-carême. Et c’est ainsi qu’Esmeralda et la Vie du Christseront attribués à tort à Jasset, simple assistant de la réalisatrice. En 1963, celle-ci m’a montré, en le comparant aux photos du film qu’elle avait conservées, le recueil de chromos dont elle s’est inspirée pour le mettre en images ; il s’agit de la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ par James Tissot, éditée à Tours par Alfred Mame.

Jasset assiste encore la réalisatrice pour un tournage opéré dans son pays natal, Descente dans les mines à Fumay. Enfin, il écrira ou mettra en scène lui-même quelques bandes comme l’étrange Rêves d’un fumeur d’opium.

Bien que satisfaite de ses services, Alice Guy ne le retiendra pas. Les parents d’une jeune figurante s’étant plaints à Elge qu’il avait eu pour celle-ci un intérêt extra-professionnel. Après de brefs passages chez divers producteurs, Jasset se fixera chez Eclair peu après sa fondation et en deviendra le directeur artistique, c’est-à-dire directeur de la production. Un nouvel arrivant va éclipser son souvenir, rue de La Villette.

A l’automne 1905, Elge dépose sur le bureau de sa directrice artistique plusieurs scénarios ; ils lui ont été transmis par Michel Coissac*, chef du service des projections de la Maison de la Bonne Presse, par ailleurs éditrice de la Croix et duPèlerin. Leur auteur est un ancien collègue de Coissac à la Bonne Presse : Louis Feuillade. Ces scénarios plaisent à Alice Guy qui convoque leur auteur et lui offre de les mettre en scène lui-même. Feuillade, père de famille depuis peu, hésite, après des années de vache enragée, à abandonner son emploi de secrétaire de rédaction à la Revue mondiale. Pour le remplacer, il avance la candidature d’Etienne Arnaud (1879-1955), lui aussi originaire de l’Hérault ; avec cet ami, il a écrit un drame en un acte et en vers, le Clos, et animé le Toro-Club parisien. Docteur en droit, ancien chansonnier et… chômeur, Arnaud accomplit sa première mise en scène en tournant le premier scénario de Louis Feuillade : Attrapez mon chapeau! sorti en janvier 1906. Il poursuivra sa carrière chez Elge de préférence dans les films "de genre", jusqu’à l’automne 1911. A cette date, il part pour New York où la société Eclair l’a nommé directeur des studios qu’elle vient de construire sur la rive est de l’Hudson River à Fort Lee. Jusqu’en août 1914, il réalisera de nombreux films, parmi lesquels un Robin des Bois. Il ne reviendra au cinéma qu’en 1925 pour des doublages et sous-titrages. Entre-temps il a publié avec Boisyvon un recueil de souvenirs, le Cinéma pour tous.

Feuillade, qui propage le désir d’activité et la bonne humeur, s’entend fort bien avec Alice Guy. Devenu le scénariste attitré de la maison, il lui apporte trois scénarios par semaine jusqu’au jour où — peu de mois après, précise Alice Guy — il sacrifie le journalisme à la mise en scène. Mais sa faculté d’invention est telle qu’il continuera pendant au moins un an à fournir l’argument des films de ses collègues, en particulier Roméo Bosetti, d’abord interprète de la série Roméo, puis réalisateur jusqu’en 1910 de la série Calino (interprète Mégé) continuée ensuite par Jean Durand.

L’essentiel de la production étant assurée par Arnaud, Feuillade, Bosetti et un auteur promu à son tour metteur en scène : J. Roullet-Plessis, Alice Guy peut se consacrer en plus de ses films personnels à un nouveau département de la maison. Alice Guy dès l’origine, croit au film parlant. En 1905, elle utilise un appareil, le "chronophone", qui combine l’enregistrement sonore sur rouleau de cire et l’image filmée. L’essentiel de l’activité d’Alice Guy en 1906 et jusqu’au printemps 1907 consistera à réaliser 160 phonoscenes pour le chronophone. Dépassant rarement une ou deux minutes, ils reproduisent surtout des chanteurs en action ou des tableaux illustrés par des chorals. Après les Ballets de l’Opéra (avec Gaillard et la maîtresse de ballet), les Sœurs Mante danseuses mondaines, elle enregistre la classe de Rose Caron du Conservatoire dans Carmen, Mignon, Manon, les Dragons de Villars, les Cloches de Corneville, Madame Angot, la Vivandière, Fanfan la Tulipe, le Couteau de Théodore Botrel. Elle enregistre à la faveur d’un voyage en Espagne des Danses gitanes. Viendront interpréter leur répertoire devant sa caméra et ses enregistreurs : Mayol, Dranem et Polin.

Elle ne se désintéresse pas pour autant du film muet. En 1906, désireuse de filmer des courses de taureaux à Nîmes, elle décide de profiter des paysages environnants pour adapter des œuvres appartenant à la littérature provençale. Feuillade, en raison de sa connaissance intime de la région et de sa littérature, est adjoint à l’expédition comme scénariste. Alice Guy l’associera même à la réalisation de certains films comme Mireille, lorsque la mise en scène exige des conditions difficiles à assumer par une femme. Lesquelles ? "Par exemple, monter dans un arbre", précise-t-elle. En dépit d’un premier négatif rayé de Mireille, l’expédition qui dure un mois est fructueuse (tous les chefs-d’œuvre de la littérature provençale seront mis au pillage, reconnaît Feuillade), et très cordiale.

L’équipée provençale va, de plus, être déterminante pour l’évolution du cinéma français, du cinéma américain — et tout d’abord pour la vie personnelle d’Alice Guy.

Par exception, elle n’était pas accompagnée de son inséparable opérateur, le "père Anatole" (Anatole Thiberville), indisponible, et qui d’ailleurs n’aimait pas les voyages. (Elle le lui a reproché avec humour dans son Autobiographie d’une pionnière.) Il est remplacé par un jeune Anglais qui a débuté à la succursale de Londres et fait un stage rue de La Villette avant d’être nommé sous-directeur de la succursale de Berlin.

Herbert Blaché-Bolton n’utilisera que sur les actes d’état civil et documents officiels son patronyme en entier. Celui-ci est composé des noms respectifs de ses parents non mariés : un chapelier originaire de Béziers et une comédienne anglaise. Au cours du séjour de l’été 1906 dans le Midi, une idylle s’est nouée entre la réalisatrice et son opérateur stagiaire. Elle se confirme lors d’une inspection réalisée par Alice Guy à Berlin. Ils annoncent leurs fiançailles à la Noël et se marient en mars 1907 à Paris. Leur voyage de noces s’effectuera trois jours plus tard aux Etats-Unis.Elge a ainsi trouvé le moyen de réunir ce couple dont les membres résident dans des capitales différentes. Il charge Herbert Blaché, dont l’anglais est la langue maternelle (et qui parle bien le français, avec un léger accent), de commercialiser le chronophone à partir d’un bureau établi à Cleveland.

Pour remplacer sa principale collaboratrice, Elge pense à un collaborateur de la maison Pathé : en particulier Albert Capellani. Alice Guy l’en dissuade et le convainc qu’il possède au sein de sa propre maison l’homme de la situation : c’est Louis Feuillade. Elge retient le conseil et le futur réalisateur des Vampires lui succédera le 1er avril 1907.



2. Alice au pays des merveilles

Tandis que monte l’étoile de Feuillade, celle des Blaché subit une courbe contraire. Les Américains du Middle West restent désespérément sourds à l’appel du chronophone : les ténors et les chanteurs, même gesticulant sur pellicule, les font bâiller. Un an plus tard, les Blaché rentrent bredouilles à New York où Herbert prend la direction de la succursale locale.

Elle est située dans la périphérie de New York, à l’est de Manhattan, Congress Avenue, dans le quartier de Flushing. A ses portes, commence la campagne : bois sauvages, pièces d’eaux naturelles qui invitent au tournage en extérieurs. Mais, au contraire de Pathé, Elge ne charge pas ses succursales d’organiser une production locale. Celle de New York est constituée (comme les autres) d’une agence de représentation et d’un laboratoire de tirage. A Blaché de montrer les productions Elge aux exploitants américains et d’arracher des commandes. Après quoi, le négatif du film désiré lui est adressé de Paris. Il en tire le nombre de copies nécessaires au marché américain, les sous-titre en anglais et renvoie le négatif rue de La Villette.

On conçoit qu’après deux années passées à mettre au monde une fille et à s’adapter à sa nouvelle vie, l’active Alice Guy ait éprouvé la monotonie d’une existence de mère de famille. Reprise par la nostalgie du métier, elle envisage de mettre en scène à l’intention du public américain des films adaptés à ses goûts et interprétés par des acteurs du pays. Elge se refusant à affronter les risques d’une production locale, et son mari étant lié par un contrat d’exclusivité à la maison des Buttes-Chaumont, elle se résigne à assurer elle-même la production de ses œuvres. Elle dispose d’un débouché potentiel : les clients contactés par son mari pour le compte de Elge

Le 7 septembre 1910, est déposée chez un attorneyde New York la charte de la "Solax Company" dont Alice Blaché est présidente ; le directeur commercial est George A. Magie. Bien que possédant un bureau à Manhattan : 147, Fourth Avenue, au coin de la 14e rue — la société est domiciliée à Flushing, chez Elge Elle en utilisera le laboratoire de tirage et un local pour les tournages en intérieurs. La campagne qui assiège ce faubourg fournira les extérieurs. Alice Guy engage un opérateur, John Haas, qui assurera l’image de la plupart de ses films. De Paris, elle fait venir comme chef décorateur Henri Ménessier, son collaborateur de la Vie de Jésus. Dès le 21 octobre 1910, sous le fronton d’un soleil au zénith adopté pour label, la "Solax Co" entame jusqu’en juin 1914 une production de trois cent vingt-cinq films (drames, comédies, mélodrames, westerns et "scènes militaires", opéras filmés, films documentaires) de tous métrages. Trente-cinq sont réalisés par la présidente, les autres par Edward Warren, principal metteur en scène de la compagnie, et le fidèle Melville, ainsi que par Harry Schenk*. Elle a personnellement mis en scène un film par mois, en moyenne, pendant l’existence de la Solax.

La première réalisation de la société, A Child’s Sacrifice, sortie le 21 octobre, est l’œuvre d’Alice Guy qui semble s’être souvenue du bon vieux temps des PetitsCoupeurs de bois vert. C’est l’histoire d’une petite fille de huit ans (interprétée par Magda Foy, la Solax kid). Son père est ouvrier en grève, sa mère malade, elle va proposer sa poupée à un brocanteur. Voyant sa détresse, il achète le jouet, puis l’offre en cadeau à l’enfant. La fillette ne se bornera pas à apporter un peu d’argent au pauvre foyer. Elle s’interposera lors d’un incident provoqué par la grève et évitera par sa candeur une effusion de sang. Un autre mélodrame à succès d’Alice Guy, FallingLeaves("Quand les feuilles tombent"), sera diffusé en France*. Touchante histoire d’une petite fille qui, croyant retarder la mort de sa grande sœur atteinte de tuberculose, sort la nuit dans le jardin et rattache aux branches les feuilles tombées : le médecin laisse prévoir la mort de la malade à la fin de l’automne.

La réalisatrice se souviendra aussi de ses enregistrements pour le chronophone, elle filmera en 1912 deux opéras, Mignon et Fra Diavolo, l’un et l’autre en trois bobines et accompagnés d’une partition pour orchestre.

Alice Guy ne se désintéresse pas de sujets plus virils. A la faveur d’un séjour dans l’Etat de Washington, elle tourne une série de "scènes militaires" dont la plupart sont en réalité des cow-boys pictures. L’ancienne réalisatrice des Apaches de Paris, du Crimede la rue du Temple donnera aussi à la Solax des films policiers tels que The Rogues ofParis, The Million Dollar Robbery et The Sewer("Dans les égouts de New York"). Le scénariste de ce dernier film est le décorateur Ménessier qui n’hésite pas à creuser tranchées et piscines dans les terrains vagues de Flushing. L’un des attraits du film était l’attaque du héros par d’authentiques rats d’égout entraînés par un spécialiste. La réalisatrice ne ménage ni efforts ni dépenses pour suggérer le réalisme ou obtenir le sensationnel. A la surprise des critiques, encore peu habitués au procédé, en mars 1912, elle fait brûler une voiture dans la cour du studio ("une Duracq seulement âgée de trois ans") pour les besoins d’une histoire criminelle, Mickey’s Pal. La scène fut dirigée par Edward Warren à la demande expresse d’Herbert Blaché, assez inquiet de voir sa femme filmer des incendies, des acrobaties sur les poutres du pont de Brooklyn, utiliser des animaux sauvages ou provoquer des explosions. Il consent à la voir accueillir des tigres dressés sur son plateau dans The Beats of the Jungle ("Toute la jungle") mais il lui interdit absolument l’usage de la dynamite et tourne à sa place des scènes trop périlleuses de The Yellow Traffic.

L’inspiration d’Alice Guy fait encore deux incursions dans le fantastique. Avec Edgar Poe : The Pit and the Pendulum. Avec Balzac : The Shadows of the Moulin Rouge,tous deux tournés en 1913. Dernier souvenir de la période héroïque des établissements Gaumont et de leur comique à trucs, elle introduit, avec la collaboration de l’indispensable Ménessier, une courte séquence de dessin animé dans un mélodrame de 1912, Hotel Honeymoon : la lune se transformait et souriait aux amoureux. Il est possible aussi qu’elle soit l’auteur de In the Year 2000, film satirique montrant les femmes gouvernant la terre, et les hommes devenus leurs subordonnés. Ce serait conforme à son caractère et à son humour en tout cas.

Les étoiles de la Solax "stock" sont dès l’origine Blanche Cornwall et son partenaire Darwin Karr, renforcés en 1913 de Vinnie Burns et Claire Whitney. Parmi le reste de la troupe : Lee Beggs, Mace Greenleaf, Marion Swayne, Billy Quirk, surtout voué au comique et héros de la série Billy.

Au début, Alice Guy ne cherche pas à attirer l’attention sur son cas unique : seule femme metteur en scène du monde. Prudence à l’égard d’un milieu assez conformiste où l’habileté à manier les poncifs est plus appréciée que l’intuition et la sensibilité. Mais lorsqu’ils découvrent son existence, les journalistes corporatifs se montrent pleins d’attention à l’égard de cette Parisienne jolie, accueillante et dont la douceur dans le travail revêt une insoupçonnable énergie. Ravis de l’exotisme qu’elle leur apporte ils publient sa photo. En robe du soir. En tenue de travail : un mégaphone à la main, protégée du soleil par une immense capeline, debout sur un échafaudage en train de diriger Fra Diavolo. Ils rapportent les moindres propos et gestes de celle qu’ils appellent non pas Mrs Blaché, mais — galanterie oblige — "Mme Blaché". Visite-t-elle la prison de Sing-Sing pour se documenter, on la photographie assise sur la fameuse chaise électrique et on la cite : "Les prisons françaises sont plus confortables, surtout celles de Fresnes." (Ciel ! comment le sait-elle ?) On répète que, selon "Mme Blaché", les enfants français dès leur jeune âge témoignent d’un sens inné de la comédie. Mais les Américains, très travailleurs, peuvent les égaler.

Au vrai, la Solax est emportée par le succès. Ses productions plaisent et se vendent bien. Aussi peut-elle annoncer en janvier 1912 qu’elle a acquis un terrain sur l’autre rive de l’Hudson, à Fort Lee, pour y construire un studio moderne, avenue Palisades. Après le studio de Pathé et celui d’Eclair où vient d’arriver Etienne Arnaud, la Solax va contribuer, en septembre 1912, à faire de Fort Lee la capitale du cinéma franco-américain. Le nouveau bâtiment, pourvu d’un grand studio vitré sur la face sud des premier et second étages, est équipé d’un laboratoire pouvant tirer seize mille pieds de pellicule positive par jour. Quelques mois plus tôt, le 3 février, la Solax a organisé avec succès au Weber’s Theater de Broadway sa première grande soirée en présence du tout-cinéma new-yorkais.

De son côté, Herbert Blaché, toujours directeur de la succursale Gaumont, fait preuve d’un égal dynamisme et va contribuer avec efficacité à la commercialisation de la production de sa femme. En mai 1912, provoquant l’éclatement de la "Motion Picture Distributing and Sales Co", il prend la tête d’un groupe d’indépendants décidés à opposer une attitude offensive au trust Edison qui les tient à l’écart lorsqu’il ne les combat pas durement. Blaché fonde une société de distribution, la "Film Supply Co", dont il assume la présidence jusqu’à ce qu’elle se fonde en 1914 dans la "Mutual Company" (celle-ci était, avant de produire les films de Chaplin, une simple compagnie de distribution). Film Supply Co distribuera en plus des productions de la Solax, celles de Thanhouser, Great Northern, Majestic, Comet, Reliance, American Film Co, et des sociétés françaises Elge, Lux, Eclair, Eclair American, Le Film d’art. D’autres scissionnistes plus modérés formeront la "Universal Film Manufacturing Co" qui deviendra plus tard une célèbre société de production.

A peine libéré du contrat le liant à Elge jusqu’en avril 1913, Herbert Blaché fonde et préside la "Blaché American Features Inc." destinée à produire des films de quatre bobines. Leur succès amène la Solax à... suivre

Francis Lacassin



Nous nous permettons de reprendre les mots de Philippe Gindre, l'un des actifs animateurs de la revue Le Codex Atlanticus, qui nous annonçait la disparition de Francis Lacassin le 16 aout 2008.



Francis Lacassin est donc mort à Paris, la semaine dernière, dans la nuit de lundi à mardi.

Difficile d'imaginer à quoi aurait pu ressembler l'édition française au cours de ces quarante dernières années sans lui. Difficile, surtout, de se représenter quel pourrait être en France le statut des littératures de genre et de la BD. Ces genres qu'il a contribué à décloisonner, dont il a encouragé la critique, mais qu'il a aussi et surtout publiés, comme le fantastique et le policier, lui doivent énormément. On pourra lire à ce propos l'article de Patrick Kéchichian paru dans Le Monde du 17 août 2008

Pour nous, Francis Lacassin reste aussi celui qui a permis à l'intégrale des oeuvres de Lovecraft de voir le jour en langue française dans la prestigieuse collection Bouquins. Il avait également publié chez son ami Christian Bourgois, décédé en décembre 2007, un premier volume de correspondance de Lovecraft, copieusement annoté, qui faute d'un lectorat suffisant n'avait hélas jamais été suivi d'un second.
On ne saurait trop conseiller la lecture de ses mémoires parues en 2006 aux éditions du Rocher, Sur les chemins qui marchent, même s'il y parle en définitive plus des autres que de lui-même. Espérons que, comme il en émettait le souhait en conclusion de ses mémoires, il s'entend dire en ce moment même par un Saint-Pierre bibliophile : "Sois le bienvenu. À partir de maintenant tu pourras lire tous les livres que tu voudras. Quelle que soit la langue dans laquelle ils sont écrits, tu les comprendras.»
Cordiales salutations,
Philippe Gindre