dimanche 5 octobre 2008

"Au Secours de la Victorine" Lacassin Alice Guy Blache

AU SECOURS DE LA VICTORINE NICE

Un épisode niçois de l’aventure d’Alice Guy par FRANCIS LACASSIN




début de 1922, Alice Guy échoue à Nice comme Robinson Crusoé sur son

Au île ; plus démunie encore ; dépossédée par son naufrage du seul bien lui permettant d’espérer un avenir : son passé.
Un passé garni de référence et garanties professionnelles. Premier cineaste de fiction du monde . Plusieurs centaines de 1896 à 1907 chez Gaumont, rue de la Villette. Quelques trois cent de plus à New York de 1910 à 1920, produits par la Solax, sa propre compagnie et celles fondées avec son mari ou avec divers associés.
Sa séparation avec Herbert Blaché (ils divorceront le 24 mai 1923), la concentration de la production qui écrase les petits producteurs, leur déplacement vers la Californie… La réunion de ces turbulences entraine son naufrage. Après deux ans passés en Californie (1918-1919) sans y trouver du travail, elle retourne à New York où elle tourne ses trois derniers films. Après deux ans d’une nouvelle inactivité à New York, elle se résigne à chercher son salut en Europe. Elle espère reprendre le cours de sa carrière interrompue en 1907 au prix de quelques combats contre l’oubli. Ce sera pire : on ne l’a pas oubliée, personne ne sait qu’elle a existé, à des années lumière du nouveau cinéma français.
Elle ne s’en doute pas quand tous ses espoirs la portent à Nice. Dans cette ville, réside, au château Thorans, sa sœur ainée, Julia. Des quatre sœurs Guy, les deux autres étant Marguerite (décédée en bas âge) et Henriette, elle dispose de la situation sociale la plus aisée. Avant de prendre le voile dans le couvent de Lyon où elle achèvera ses jours, Julia a été la compagne choyée d’un financier corse ; entre autres, planteur de tabac, et intéressé à beaucoup d’autres affaires.
Julia héberge sa sœur et ses deux enfants : Simone (1908-1994) et Réginald (1912-1992) au château de Thorans. Elle leur procure un logement d’urgence, 5 avenue des Ambrois, un autre plus confortable près de la place Garibaldi. Elle installe enfin les naufragés au 44 boulevard Gambetta, dans l’appartement où s’écoulera la majeure partie de leur séjour niçois jusqu’en 1932.
À la présence d’une sœur généreuse et secourable, Nice ajoute l’avantage d’une activité cinématographique générée par les Studios de la Victorine. Créés fin 1919, donc les plus modernes de France… C’est de leur côté qu’Alice Guy va tenter sa réinsertion. Elle écrit dans ses mémoires :
« … Je me rendis alors à Nice où j’avais des amis banquiers ayant des intérêts dans les Studios de la Victorine. Ils me demandèrent de leur donner mon avis sur les installations. Je trouvais l’éclairage médiocre, les décors éloignés demandaient trop de temps pour le transport, enfin, les clients désertaient la Côte d’Azur pour les studios allemands, malgré les avantages de la mer voisine et du bon climat. Pourquoi ? […] Je rencontrais à Londres plusieurs américains que je connaissais et qui s’y étaient installés. Il me revint qu’à la Victorine, ils ne pouvaient obtenir un simple fiacre, un sandwich, un bock sans avoir à payer un surplus à un intermédiaire. Les décors n’étaient jamais prêts au moment voulu. La figuration était souvent exigeante. On employait beaucoup de Russes blancs qui avaient encore une garde-robe décente, mais qui exigeaient des égards. À mon retour, on m’offrit la direction des studios, si je voulais verser une somme importante - hélas, je n’avais plus rien – ou encore la direction de la figuration, à huit cent francs par mois. Je refusais ».
En réalité, Alice Guy a joué un rôle beaucoup plus important qu’elle ne l’écrit. Elle n’a pas donné un avis mais fourni un rapport copieux en deux parties : analyse de la situation et moyens d’y remédier, évaluation de la rentabilité fondée sur une étude de marché réalisée à Paris et à Londres. Il était impossible de le savoir en l’absence de ce document mythique : la rédactrice n’en avait conservé aucune trace, et aucun exemplaire n’a pu être localisé pendant trois quarts de siècle. Jusqu’au jour où Marc Sandberg, petit fils de Serge Sandberg, administrateur délégué de Ciné-Studio (société fondatrice de la Victorine) a retrouvé un exemplaire dans les archives de son grand-père. Je dois à sa gentillesse de pouvoir donner, pour la première fois, une analyse détaillée de ce rapport mythique.
Alice Guy ne cite pas le nom de son ou ses mandants. De plus, aucun banquier ne figure alors parmi les actionnaires de Ciné-Studio. En sacrifiant au comportement cachotier propre au « secret des affaires », elle transforme, malgré elle, une honnête mission d’expertise en une conjuration ténébreuse. Quatre-vingt-cinq ans plus tard, il faut examiner son rapport comme un ancien dossier de police et soulever quelques masques ou faux nez pour identifier le « traitre » Jules Schreter et le « chevalier blanc » Denis Ricaud.
Schreter est commissionnaire en douanes et spécialiste des transports internationaux terrestres et maritimes. Ancien propriétaire des terrains sur lesquels ont été édifiés les studios, il est, après Serge Sandberg – l’actionnaire le plus important de Ciné-Studio, et membre du Conseil d’administration. En 1920, il a participé avec Louis Nalpas à un complot visant à évincer Sandberg de la direction. La manœuvre ayant échoué, il s’est réconcilié avec Sandberg. Cela ne l’oblige pas à partager son optimisme inébranlable quant à l’avenir de la Victorine. Au contraire, il semble à l’affût d’une occasion pour se délester de son paquet d’actions. Il est ravi que Sandberg ait accordé une option d’achat à l’ex-banquier Denis Ricaud mais s’impatiente de son indécision à l’exercer.Le 16 septembre 1920, Charles Pathé a lâché une bombe ravageuse sur l’industrie cinématographique française. Sous prétexte des incertitudes du marché, et dans l’intérêt sacro-saint des actionnaires, Pathé-Cinéma renonce à la production et à la distribution de films. Pour seule activité, il conserve la fabrication de pellicule vierge. Triste fin pantouflarde pour le premier empire cinématographique du monde.
Quelques mois plus tard, sous l’égide de Denis Ricaud, directeur de la Banque Industrielle de Paris, divers investisseurs créent une société destinée à racheter l’activité de distribution de Pathé-Cinéma avec son réseau d’agences et le personnel qui le composent. Elle prend le nom de Pathé-Consortium-Cinéma… Et débarque, à l’automne 1921, son fondateur Denis Ricaud, accusé de manipulations financières pour s’assurer une majorité au détriment des petits actionnaires.
En 1922, Ricaud tente de rebondir à partir des rachats des Studios de la Victorine… Mais il n’a plus les moyens de procéder à leur acquisition. Il se propose de le faire en partenariat avec une société anglaise dont il sera en fait un simple intermédiaire. C’est pour rassurer les éventuels acquéreurs sur la rentabilité de l’affaire que Schreter, pressé de s’en libérer, a commandé à Alice Guy un rapport destiné à ce chevalier blanchâtre. Elle le lui envoie, depuis Nice, le 20 septembre 1922.
Bien que membre du Conseil d’administration de Ciné-Studio, Schreter n’a pas informé Sandberg de ses initiatives. Pour désamorcer sa fureur prévisible, il se décide à lui adresser le 21 octobre 1922, après un mois d’hésitation, une lettre « confidentielle ». « Je vous envoie sous ce pli le rapport qui m’a été remis sur l’affaire Ciné-Studio et vous vous prie de me faire connaître ce que vous en pensez. Veuillez agréer… ».
Usant du « nous de politesse », et feignant d’ignorer que Schreter est à l’origine de ce rapport, Sandberg exprime « les plus expresses réserves à ce sujet car la façon dont cette enquête semble avoir été menée en dehors de notre contrôle et sans que nous ayons été pressentis d’une façon quelconque à créé autour de l’affaire une atmosphère de méfiance et a suscité des réactions pénibles dont nous avons eu les échos et qui sont de nature à gêner considérablement les démarches que la société Ciné-Studio peut avoir à poursuivre ».
« Cette enquête du reste n’aboutit qu’à une seule conclusion : c’est que les moyens actuels mis à la disposition des metteurs en scène à Nice sont peut-être insuffisants. C’est là un résultat qu’il était bien inutile d’aller chercher si loin puisque les travaux en cours et inachevés de la Victorine sont témoins de nos projets et de leur état actuel ».
« En ce qui concerne tous les accessoires, décors, figuration, vie chère, il n’y a là que les conséquences d’un manque de travail régulier et organisé et c’est justement parce que notre société ne se considère peut-être pas actuellement en mesure de pouvoir réaliser le programme qu’elle avait conçu, qu’elle envisage de laisser à d’autres le soin de poursuivre son effort et de profiter largement de ses sacrifices ».
Ensuite, Sandberg cesse de croire à l’innocence de Schreter et le met en cause. Il lui reproche directement : « votre enquête […] d’autant plus incomplète que votre représentant [Alice Guy] semble s’être attaché seulement à chercher s’il était possible de trouver immédiatement de bon locataires ou bien de poursuivre une étude sérieuse et raisonnée de la situation générale d’hier, d’aujourd’hui et de demain. […] Il fallait voir les choses de plus haut et non pas se contenter d’aller tâter la clientèle qui ne peut raisonnablement que chercher tous les moyens de discréditer une affaire afin de s’assurer des conditions plus avantageuses ».
Sandberg se montre doublement injuste envers le « représentant » de Schreter. Alice Guy, ignorante des intrigues de sérail entourant sa mission, n’a pas cherché à court-circuiter Sandberg. Il peut lire dans la deuxième partie du rapport qu’il a sous les yeux : « Sandberg n’a pas pu ou pas voulu me recevoir. Est malade, et ne sera de retour à son bureau que vers la fin de la semaine. Son secrétaire prétend qu’ils n’ont reçu aucune demande de location pour le Ciné-Studio, mais une offre intéressante pour la vente des mêmes. Ils attendent la fin de votre option pour rendre réponse à leur clients » (Ricaud dispose toujours d’une option d’achat qu’il sera bien incapable d’exercer).
Sandberg a grand tort de mépriser les analyses et conclusions de ce rapport digne de la grande professionnelle que fut Alice Guy. Si la première partie constitue un traditionnel état des lieux, la seconde forme ce que nous appellerions aujourd’hui une étude de marché, une technique d’investigation peu pratiquée en 1922.
Le premier volet débute par un bref rappel historique, acquisition, construction fin 1919 – et se poursuit par un tableau minutieux des installations à la date de septembre 1922. Superficie : 60.000 m2 ; deux studios vitrés en exploitation avec loges d’artistes, bureaux pour la production, un atelier-magasin de décors, accessoires et meubles. Un petit studio vitré ; et « une grande plate-forme plein-air avec terrain permettant à volonté la construction de tous décors désirables en maçonnerie, reconstruction de rues, etc. » ; un laboratoire de tirage, une usine électrique fournissant 1.000 ampères. Et « deux studios inachevés de chacun 35 mètres par 15 et par 8 mètres de hauteurs pouvant être convertis « au noir » pour l’usage actuel ». Cet usage actuel est une façon courtoise de dire que les deux studios vitrés en exploitation seraient obsolètes ailleurs qu’à Nice où le climat permet le recours à la lumière solaire.
Elle reconnaît qu’en 1919 « les établissements Ciné-Studio ont été conçus par les fondateurs, à l’instar des studios de Los Angeles, pour donner à la technique cinématographique toute l’ampleur opportunément nécessaire pour satisfaire les exigences des metteurs en scène les plus difficiles […]. Rien ne fut oublié, mais pour diverses raisonsfinancières, le perfectionnement de l’installation qui aurait dû suivre le mouvement ascensionnel rapide de l’Art cinématographique ne put être poursuivi et ce fut un grand malheur. Effectivement, les années se succédèrent pendant lesquelles Ciné-Studio exploita son entreprise avec les seuls moyens dont il disposait, moyens rétrogrades - il faut bien l’avouer ! - et n’étant pas faits pour attirer à Nice les animateurs friands des derniers progrès en la matière ».
Critiques sévères mais émanant d’une professionnelle qui a travaillé de 1910 à 1920 dans des studios américains où le sens de l’organisation et de la précision étaient incomparables avec l’inorganisation et l’improvisation françaises. Et elle a assisté en direct aux innovations techniques cinq ou six ans avant qu’elles ne soient appliquées en Europe.
Constat implacable aussitôt suivi de considérations optimistes quant au redressement de l’entreprise. Elle observe que pour les dix premiers mois de 1921, le compte de profits et pertes des deux studios en exploitation présente un solde créditeur d’environ 400.000 francs. « Etant donnée l’installation incomplète existante, il est permis d’envisager pour l’avenir, avec les améliorations nécessaires, les plus belles espérances ». Elle est étonnée de découvrir que chacun des studios est loué 500 francs par jour (théâtre nu, décors, électricité et laboratoire étant à ajouter), prix très inférieur à ceux pratiqués à Paris (1.000 francs) ou à l’étranger. « Il faut estimer, sans crainte, qu’en achevant et surtout en modernisant l’installation actuelle d’une façon générale, chaque studio pourrait être loué 1.000 et 1.500 francs par jour ».
Elle suggère d’utiliser la publicité pour faire connaître l’établissement aux metteurs en scène américains de plus en plus désireux de travailler en Europe, et de se constituer « rapidement une clientèle des plus enviées ». Une dernière suggestion aurait dû plaire à Serge Sandberg. Alice Guy ignore tout du rêve qu’il a longtemps porté et tenté de matérialiser en entreprenant la construction de la Victorine. Le rêve du grand studio à l’américaine ne se bornant pas à être un simple lieu de tournage, mais un centre de production, ayant sa propre activité créatrice : de la rédaction de scénarios au tirage des copies destinées à l’exploitation, en passant par la fourniture de metteurs en scène, d’artistes, décors, matériels de prise de vues ; et proposant la gamme de ces prestations aux clients extérieurs. Peut-être pense-t-elle à elle-même lorsqu’elle propose « de s’adjoindre un ou deux bons metteurs en scène, lesquels tourneraient presque en permanence et permettraient de conserver sur place un noyau de spécialistes indispensables à l’entreprise et, partant de cette idée, l’édition effectuée par la maison même, de ses propres films, mérite une étude approfondie ».
Avec la belle énergie qu’a dynamisé sa carrière, Alice Guy conclut : « Pour arriver à ces fins, il est nécessaire de ne plus perdre de temps, et le groupement étant constitué, faire appel à des compétences en la matière pour instaurer sans tergiversations le progrès indispensable ».
La deuxième partie du rapport constitue une mine d’informations sur l’état de la production en France et en Angleterre en septembre 1922. Sous prétexte de « tâter la clientèle », Alice Guy a rencontré du 7 au 18 septembre tous les acteurs considérables (français, ou étrangers installés à Paris) intervenant sur le marché français, à l’exception des petits indépendants accouchant d’un film de loin en loin ou disparaissant, épuisés, par la mise au monde du premier. Lors de son second séjour à Paris, elle se voit priée par Ricaud de « tâter » l’un d’entre eux qu’elle avait omis de rencontrer lors de son premier séjour.
« Le lundi 18. Trouvé votre lettre chez Schreter. Visité Mr Lévy-Chapuis dont l’adresse actuelle est 45 rue Lafayette. Mr Lévy-Chapuis est tout à fait en faveur de la combinaison Ciné-Studio. Il prétend, avec du temps, pouvoir obtenir des locations qu’entretiendrait l’affaire. Le local où Mr Lévy-Chapuis m’a reçue, n’indique pas un capital répondant à ses affirmations. D’autre part, renseignement pris, Mr Lévy-Chapuis vient de s’associer avec la combinaison Louchet-Ghourack, groupe dont la réputation est loin d’être favorable sur les marchés parisiens ».
Précisons pour le lecteur d’aujourd’hui, incapable de déchiffrer les sous-entendus d’Alice Guy, qu’Edouard Louchet, courtier en publicité, avait été, en 1918, à l’origine de la création de l’hebdomadaire La Cinématographie française. Il lui avait adjoint une affaire de vente et d’installation de fauteuils de cinéma, de matériels de prises de vues et envisageait d’aborder la location de films… Concurrençant ainsi divers annonceurs du journal. C’est du moins le motif pour le démettre, avancé par ses associés effrayés par sa boulimie dévoreuse de finances.
Au total, Alice Guy rencontrera à Paris douze intervenants significatifs et treize à Londres. Elle livre au passage quelques révélations : « Mr Gaumont a été lui-même sur l’affaire Ciné-Studio ; il s’en est désintéressé à cause de la somme qu’il prévoyait nécessaire à la finition du studio et à l’organisation du matériel nécessaire. Toutefois, il me dit avoir assez fréquemment des demandes de location de son propre studio à Nice [2 chemin de Carras] auxquelles il ne peut répondre favorablement, le studio étant déjà occupé par ses propres directeurs. En cas de demandes similaires, Mr Gaumont serait disposé à nous les faire parvenir ».
Parmi les intervenants hostiles, le très influent Louis Aubert ; distributeur, exploitant de salles, commanditaire apprécié, ex-associé de Sandberg lors du rachat de la société Éclair. Il a crée à Vienne le Sacha Studio et ne veut travailler avec aucun autre.
Germaine Dulac vient de quitter Paris pour préparer, dans un studio allemand, sa prochaine production. Elle a gardé un souvenir excécrable des films qu’elle a tournés en 1919-1920 à la Victorine, alors dirigée par Louis Nalpas. Selon son représentant Mr de Ratisbonne, « ses films dont le prix de revient avait été fixé à 100.000 francs sont revenus à 250.000 francs par suite de la mauvaise organisation, de la pauvreté de l’éclairage et des délais subis pour la fourniture du mobilier, déjeuners d’artistes, etc. ».
À la succursale parisienne d’Universal, Alice Guy a la chance de saisir au passage le grand patron, Carl Laemmle. Elle a été en rapport avec lui à New York au temps de la Solax. Elle tente en vain de lui vanter les avantages de Ciné-Studio. « Il est absolument opposé à la fabrication de films en France, où les prix de revient, dit-il, sont excessifs. Mr Laemmle travaille actuellement à Vienne et considère [prend en considération] les studios italiens où la main d’œuvre est beaucoup plus réduite ».
Aucun espoir non plus du côté de la succursale française de Famous Players. Selon son directeur, Osso : « la compagnie a cessé complètement la fabrication directe de films. Ils font des contrats avec certains directeurs [metteurs en scène], et ne prennent leurs bandes qu’à condition qu’elles remplissent leurs desiderata. C’est donc au directeur lui-même qu’il faut s’adresser ».
Osso renvoie sa visiteuse à Marcel L’Herbier, le producteur de leurs deux prochains films. Rien à attendre de lui dans l’immédiat : « Il travaille avec des étoiles que leurs contrats attachent à Paris pour toute la durée [de tournage] des bandes, sauf quelques extérieurs qu’ils doivent prendre en Pologne pour l’une, en Autriche pour l’autre ».
Parmi les personnes dont elle n’a pu recueillir le point de vue : Jourjon, directeur d’Éclair, absent de Paris ; René Navarre, ex-directeur des Cinéromans, mais il abandonne la production pour reprendre sa carrière d’acteur ; Jean Sapène, nouveau patron des Cinéromans, visible seulement sur rendez-vous sollicité longtemps à l’avance. Mais il est lié par un accord de production avec Pathé-Consortium Cinéma dont le directeur de la fabrication de film des films n’est autre que Louis Nalpas, co-fondateur et ex-directeur des Studios de la Victorine. Alice Guy, ignorante de ses mauvais rapports avec l’autre co-fondateur Sandberg, laisse à Denis Ricaud (ex-patron de Pathé-Consortium) le soin de convaincre Nalpas d’utiliser les studios niçois. « Toutefois, Mr Nalpas se plaint que son séjour à Nice [1918-1920] lui a été extrêmement défavorable parce qu’il l’a éloigné de son centre d’affaire et fait perdre contact avec les autres membres de la corporation ».
L’étude du marché parisien se conclut par une constatation perspicace : « … la seule organisation réellement capable d’employer les studios de façon régulière est Pathé-Consortium, directeur actuel : Mr Mège, 67 rue du Faubourg Saint Martin ». En association avec la Société des Cinéromans, Pathé-Consortium sera le seul pôle de production à exercer, de 1922 à 1929, une activité régulière et inégalée. Au total : 83 films dont 27 serials en épisodes. Pour assurer un tel rythme de production, il faut disposer d’un studio et de plusieurs plateaux à plein temps. Jean Sapène l’a bien compris, mais au lieu d’utiliser la Victorine, il préfère racheter et moderniser les Studios Lévinsky à Joinville-le-pont.Nul n’est prophète en son pays. L’Angleterre va offrir de meilleures perspectives à l’activité de la Victorine. À Londres, Alice Guy est en terrain connu. Elle pratique l’anglais et connaît pour les avoir fréquentés à New York, les américains et certains anglais qui œuvrent sur le marché local. Elle connaît depuis le temps où elle dirigeait la production Gaumont, le colonel Bromhead, ancien directeur et désormais propriétaire de Gaumont British.
Les réactions défavorables émanent de British and Colonial. Les prix pratiqués à Nice sont jugés excessifs, moins séduisants que les offres des studios viennois ou italiens, comme Ambrosio. Toutefois, ils demandent confirmation et photographies si possibles ». Chez Clark and Smith (où l’on partage les critiques de Germaine Dulac), on vient de construire un studio, il est hors de question d’utiliser ceux de la concurrence. Réaction identique chez Astra, compagnie associée à Clark and Smith.
Accueil plus ouvert chez Idéal Film où l’on demande des conditions détaillées, des plans et photographies, et d’être informé sur les possibilités de logement à Nice. Chez Welsh and Pearson, on lui répond : « Mr Welsh n’est pas ennemi d’un séjour à Nice. Il doit prochainement venir à Marseille et visiter nos studios. Si les conditions lui conviennent, il se pourrait qu’il fasse un arrangement pour y passer trois ou quatre mois ». Stoll Film, « ce groupe est l’un des plus intéressants de Londres, […] demande lui aussi confirmation de nos conditions ». Walter West, du studio de Kew Bridge « demande également confirmation de nos conditions et photographies si possible ».
Puis viennent les vénérables ancêtres Pathé et Gaumont, essoufflés et dépassés. Pathé Ltd, rachetée par Lord Beaverbroock, a cessé toute production et se borne à distribuer les films des autres. « Mr Smith, un ami de longue date, qui dirige l’affaire […] nous recommanderait chaudement aux directeurs en quête de studios. Mr Smith père habite une partie de l’année avenue de la Lanterne à Nice, et connaît bien le studio ».
Accueil très amical, encore chez Gaumont British dont l’activité se réduit à la distribution. Son patron, Bromhead, « a souvent des demandes de location pour le studio Gaumont à Nice […] déjà occupé par les directeurs de Gaumont. Il se fera un plaisir de m’adresser ces demandes ».
Après ce concert de déclarations favorables ou intéressées, que faut-il penser de la fausse note émise par Mr Prieur importateur de films ? (il a introduit ceux de la Solax à Londres et à Paris avant 1914). « Il ne croit pas que le marché anglais offrirait des ressources suffisantes pour couvrir les frais occasionnés par Ciné-Studio ».
Alice Guy croit au contraire à une rentabilité très possible de l’affaire. « … À condition que nous puissions lui consacrer un capital assez fort, et à une publicité bien faite. […] L’opinion générale est que la fabrication dans le Ciné-Studio actuel est très coûteuse, l’éclairage étant défectueux, les décors en nombre restreint, les communications difficiles, les frais de séjour et d’hôtel à Nice très élevés, la figuration d’un prix presque inabordable. Pour remonter ce courant d’opinion, il faudrait persuader les gens que la nouvelle organisation est à même de remédier à tous ces inconvénients, faire une publicité de longue haleine, avoir un représentant à demeure à Paris et à Londres et être disposé à supporter les frais généraux pendant une période assez longue, sans espoir de retour immédiat.
« À vous, Messieurs, de décider si l’opération est faisable ou non ».
Avant de quitter Londres, Alice Guy a pris l’initiative de laisser de la documentation à un agent qu’on lui a recommandé, Miss Graves ; dans l’attente d’une confirmation de sa mission. Elle doit l’attendre encore.
En vérité, à Paris comme à Nice, on est intoxiqué par le mythe de la supériorité française, il dispense de tout effort d’adaptation. Que sera sera, that will be, will be… Un exemple de ce narcissisme anesthésiant est fourni par Serge Sandberg dans la lettre de remontrances à Schreter. Il reproche au rapport d’analyser la situation du cinéma français telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être. Il lui reproche d’avoir vu les choses d’en bas au lieu d’en haut. « … Hier la France était le pays producteur qui inondait le monde entier de ses films. Aujourd’hui, elle est au contraire envahie par les productions étrangères contre lesquelles on vient d’élever des barrières fiscales qui vont permettre demain aux producteurs français de recommencer à travailler à pleins bras. C’est cette période seule qui est intéressante et qu’une affaire financière doit envisager ».
« La France manque de studios, de facilités de travail, elle a besoin de s’assurer une production ininterrompue, et c’est Nice seule qui peut satisfaire à toutes ses nécessités ». Le jour où Serge Sandberg formulait ce credo optimiste, le ciel ne l’a pas entendu. Dieu avait décroché son téléphone, pour parler comme Arthur Koestler.
Le rapport d’Alice Guy n’a pas été sans incidence sur l’avenir des Studios de la Victorine. Après un an de discussions et d’expertises, la société anglaise B.M.F. Syndicate Ltd représentée par le capitaine Harry Lambart, se passera de Denis Ricaud et de son option d’achat émoussée. Elle prend en location globale l’ensemble des installations à compter du 1er octobre 1923. Location consentie pour un loyer annuel de 250.000 francs, et à condition de poursuivre et achever les deux studios en cours, et de compléter l’installation de distribution électrique.
En 1925, les anglais cèderont la place à l’américain Rex Ingram. Il occupera les lieux jusqu’en 1928, date où la Victorine est vendue par Serge Sandberg à un jeune homme originaire de Menton : Edouard Corniglion-Molinier. Il produira, entre autres, Drôle de drame de Marcel Carné et Espoir d’André Malraux.
Alice Guy aura eu l’amère consolation de voir plusieurs de ses suggestions prises en compte. L’espoir, déçu, de diriger la Victorine, marque la fin de ses tentatives pour se réinsérer dans le monde ducinéma. Une autre voie s’offre à elle avec la restructuration immobilière qu’affecte le bas du boulevard Gambetta et la Promenade des Anglais. Plusieurs immeubles ultra modernes offrent au rez-de-chaussée la possibilité d’acquérir des murs de boutiques propres à tous les commerces répondant à l’attrait touristique du quartier. Avec l’aide sa sœur Julia, Alice Guy acquiert les murs d’un local où elle compte exploiter une boutique d’antiquités et de curiosités. Les acquéreurs ne tardent pas à s’apercevoir que le constructeur du Forum – tel est le nom pompeux donné à cet ensemble – est un escroc. Il a vendu plusieurs fois à des acquéreurs successifs le même local. Selon la loi, le tribunal en attribue la propriété au premier acheteur, les suivants – c’est le cas d’Alice Guy – étant sans droits ni titres.
Après ce nouveau coup du sort qui engloutit ses dernières liquidités, elle se résigne à ne plus mener aucune vie active, enfermée dans un personnage de mère au foyer. Elle compense l’irrégularité de sa pension alimentaire par la vente de fourrures et bijoux acquis au temps de la Solax. Sa fille aînée Simone, en âge de travailler est employée dans une banque ; elle le restera jusqu’à leur départ de Nice en 1932. Réginald est éleve au Lycée Massena ; il y obtient le baccalauréat et se révèle un champion d’escrime. Il a une liaison avec une jeune femme, Valérie Piquemal, qui exploite au Forum une teinturerie « Vite et Bien ».
Apprenant qu’il va être père, Alice Guy impose un mariage immédiat. Il sera célébré en avril 1932. Leur fille Régine sera prise en charge par la famille de sa mère. Elle effectue ses études à Nice au collège Blanche de Castille. Elle rencontrera pour la première fois sa grand-mère Alice en 1945 en passant avec elle ses vacances à Berne, en Suisse, où elle réside.
La vie conjugale de Réginald sera brève ; les époux divorceront en 1951 ; mais ils ne vivaient plus ensemble depuis 1931. À cette date, Réginald est installé à Paris où il a décidé d’entreprendre une carrière dans le cinéma en qualité d’ingénieur du son. Par lettre du 4 novembre 1931, sa mère remercie Léon Gaumont de lui avoir procuré un emploi au Laboratoire Clément Maurice. Il est sous les ordres de Quittard, un ancien camarade d’Alice, rue de la Villette, avant 1907.
C’est sans douter pour veiller sur Réginald que sa mère et sa sœur quittent Nice pour Paris. En 1932, ils habitent d’abord 19 rue de l’Atlas, 19ème, puis de 1937 à 1941, 33 rue Vineuse, 16ème.
Bilingue et de nationalité américaine, Simone Blaché trouve sans difficulté un emploi de secrétaire de publicité à United Artists. Elle occupe le même emploi à la Fox de 1936 à 1940. À cette époque, semble-t-il, sa mère obtient des travaux de traductions.
Réginald, à l’origine de la venue à Paris de sa mère et de sa sœur, ne partage pas longtemps leur vie. Le 25 septembre 1933, Alice Guy annonce la mort de sa mère survenue deux mois plus tôt à Léon Gaumont ; et le départ de Réginald pour la Californie. Désespérant de trouver du travail dans le cinéma, il a obtenu des services consulaires américains sonrapatriement. On l’a embarqué le 10 septembre sur le Majestic. Il travaille quelque temps avec son père mais ne s’entend pas avec sa deuxième épouse. En 1942, il fait partie des troupes américaines qui débarquent en Afrique du Nord puis en Italie. Il ressortira indemne des durs combats de Monte Cassino contre l’armée allemande. Sa mère et sa sœur ne le reverront qu’en 1947. Entre temps, il s’est remarié avec Roberta Chaning. Ils auront une fille, Adrienne. Mais son divorce avec Valérie Piquemal ne sera prononcé qu’en… 1951 !
Alice Guy, la mère de Reginald, elle aussi, a connu de nouvelles aventures. À 66 ans, elle a entamé une carrière d’écrivain. Elle le doit à une dame rencontrée en 1939 au cours d’une cure thermale : Josanne Brézols, directrice littéraire de la Société Parisienne d’Edition. Un véritable empire de presse entre 1905 et 1940. Son immeuble du 43 rue de Dunkerque, 10ème, abrite plusieurs collections de romans en fascicules ; le vénérable Almanach Vermot ; deux mensuels (Sciences et voyages, Le Système D) ; six hebdomadaires pour enfants (Le Petit illustré, L’Epatant, Cri-cri, L’As, Junior, Fillette) ; un tri-hebdomadaire, Le Film complet, dont chaque numéro contient le récit illustré d’un film récent ; deux hebdomadaires féminins (La Mode du jour, Les Dimanches de la femme) ; deux collections recueillant les aventures des Pieds Nickelés et de Bibi Fricotin.
Alice Guy franchit les portes de cet empire le 18 mai 1939 dans La Mode du jour (Les Invités de 9 h, « nouvelle traduite par Alice Guy ») ; le 28 mai dans Les Dimanches de la femme (La Bassine de confiture, conte par Antoine Guy). Pseudonyme réservé par la suite à ses adaptations romancées pour Le Film complet ; la première, M. tout le monde parait le 7 novembre 1939. Elle utilise encore la signature Aline Blaché pour Heures d’angoisse, dans La Mode du jour du 17 décembre 1939. Elle collabore aussi à Fillette (La Roulée, histoire d’une pomme) et même à une publication rivale : La Semaine de Suzette (Line et Bamboula).
Depuis mai 1939, elle a fourni aux divers périodiques de la Société Parisienne d’Edition, une trentaine de contributions dont la dernière (Ma plus grande frayeur) parait le 29 juin 1941 dans Les Dimanches de la femme. À cette date, elle n’habite plus à Paris. La Société Parisienne d’Edition va d’ailleurs suspendre ses activités avant d’être « aryanisée », une fois accomplie la spoliation de ses propriétaires juifs. Après un premier coup du sort : le naufrage américain ; un second : l’escroquerie du Forum ; c’est la deuxième Guerre Mondiale qui l’empêche de rebondir dans une carrière d’écrivain.
Au début de juin 1940, à l’approche des armées allemandes, la Fox et son personnel se replient à Bordeaux. Simone Blaché préfère rester à Paris auprès de sa mère. Elle occupe, en juillet et août, un emploi de téléphoniste à Time et Life. Sa nationalité américaine et ses qualités bilingues lui permettent d’être engagée en septembre par l’ambassade américaine de Paris. D’abord au service des intérêts britanniques, l’ambassade anglaise ayant fermée ses portes à l’entrée des troupesallemandes. En février 1941, elle devient secrétaire de l’attaché commercial américain au moment où l’ambassade se déplace à Vichy, auprès du gouvernement du maréchal Pétain. Les dames Blaché logent à l’Hôtel Winsor, 34 rue Polignat, pendant les dix mois suivants.
À la Noël 1941, Simone est transférée à Berne où elle résidera avec sa mère jusqu’en 1947. Inséparables désormais dans tous les futurs déplacements liés aux promotions ou affectations de Simone. Elles sont ravies de retrouver la capitale française de 1947 à 1952. Mais, en 1947, en raison des destructions de la guerre, il est à peu près impossible de se loger à Paris. Chez des amis qui les hébergent, elles font la connaissance de Jean Matthyssens, ami et collaborateur de Marcel Pagnol ; il l’a fait nommer Directeur Administratif de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques). Séduit par la discrétion des dames Blanché, puis par la révélation du rôle historique d’Alice, Matthyssens les installe chez son grand-père, 5 rue Récamier. Quelques mois plus tard, il leur procure un logement plus personnel, rue de Clichy, près du théâtre de l’Œuvre.
« Là, le mur de sa petite salle à manger était commun avec la scène du théâtre et on entendait les cris des acteurs et les applaudissements du public. Alice Guy trouvait cela très drôle, sa fille un peu moins ».
Dans cet appartement très… parisien, elle reçoit la visite de Marcel Pagnol. Il en gardait un souvenir émerveillé des années plus tard. Et c’est à lui, à Roger-Ferdinand, Président de la SACD, et à Carlo Rim, qu’Alice Guy doit sa légion d’honneur. Hommage tardif à ses mérites oubliés, mais elle en était très fière. Les lettres que je possède d’elle portent, après sa signature, la mention « chevalier de la légion d’honneur ».
En 1952, après trente ans d’absence : retour en Amérique. Simone est affectée jusqu’en 1954, à Washington. De 1954 à 1958, à nouveau à Paris où elles logent à l’Hôtel des deux Mondes, 22 avenue de l’Opéra. Dernière affectation de Simone : l’ambassade américaine à Bruxelles, jusqu’en 1964.
Dans leur appartement de l’avenue de Tervueren, j’ai pu admirer, en 1963, les documents utilisés pour le tournage de sa Vie du Christ, une des premières superproductions du cinéma français en 1906. Dans toutes ses pérégrinations et péripéties, de Paris à New York, en passant par Los Angeles, Nice, Paris, Vichy, Berne, Washington, Bruxelles, l’ex-directrice de la production Gaumont ne s’est jamais séparée de la Grande Bible de Tours, imprimée dans cette ville par Mâme, et illustrée à pleine page par James Tissot. En comparant des photographies du film aux compositions correspondantes de Tissot, elle m’a démontré l’authenticité minutieuse de sa transposition. Avant le tournage – m’a-t-elle précisé – elle avait « pris conseil de deux pères jésuites revenant de Terre Sainte ».
Un an après notre entrevue, malade et désireuse de se rapprocher de son fils, elle s’installe avec Simone au New Jersey. C’est là qu’elles’éteindra, le 24 mars 1968, à quelques kilomètres de Fort Lee où elle avait construit en 1911 le studio de sa première compagnie, la Solax.


Alice Guy, Autobiographie d’une pionnière du cinéma, Denoël, 1975.
Américanisme. Alice Guy traduit littéralement le mot director dont l’équivalent en français est « metteur en scène ».

Jean Matthyssens, « Notre mémoire » ; La Revue de la SACD n°8, 2ème trimestre 1985.

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